Les chiffres sont éloquents: selon une étude de Suisseculture Sociale publiée en juin, près de 40% des actrices et acteurs culturels suisses gagnent entre 20 000 et 40 000 francs par an – soit entre 1666 et 3333 francs mensuels.

Le document met également en avant le fait que les artistes travaillent «fréquemment en tant qu’indépendants ou intermittents», et que leur faible niveau de revenus les pousse à s’orienter vers des «formes de travail hybrides». En clair, l’activité indépendante est souvent combinée avec une activité salariée, manque de revenus oblige. Mais ces statistiques ont été récoltées avant la pandémie… Qu’en est-il aujourd’hui?

«ArcInfo» est allé à la rencontre de quatre actrices et acteurs culturels neuchâtelois, pour prendre la mesure de «l’effet Covid» sur leurs finances et leur moral. Des aides adéquates, le soutien des parents ou une vie déjà habituée à la «décroissance» leur ont permis de ne pas finir à la rue.

Mehdi Berdai, danseur et chorégraphe: «Financièrement, je suis rentré dans mes attentes»

Mehdi Berdai a pu continuer à donner des cours pendant la pandémie. Photo: David Marchon

Mehdi Berdai ne sera en tout cas jamais porte-parole des mécontents. «Je n’ai jamais partagé l’avis des actrices et acteurs culturels qui pensaient qu’on avait été abandonnés pendant le Covid, ou que les autorités ne nous aidaient pas assez.»

L’activité de celui qui est chorégraphe au Lokart, professeur de danse au Conservatoire de musique de Neuchâtel ainsi qu’au Giant Studio, n’a jamais été totalement au point mort. «J’ai pu continuer à donner mes deux heures de cours par semaine au Conservatoire, et en parallèle, pour le Giant Studio, je les faisais par webcam».

Le Lokart, sa compagnie, n’a souffert d’aucune annulation, puisque aucun spectacle n’était prévu à ce moment-là.

Et au final, les aides pour les milieux culturels n’ont pas manqué, souligne Mehdi. Et de citer les RHT, les diverses bourses de création, ou encore des aides attribuées par l’organisation faîtière Suisseculture sociale, avant de nuancer: «Je comprends que pour certains, la charge que représente le boulot administratif est considérable. Ce n’est pas facile pour tout le monde. Mais comme j’étais plutôt bien organisé, je suis rentré dans mes attentes financièrement parlant.»

Aujourd’hui, je n’aurais plus envie d’avoir trois projets en même temps. Cette période, je l’ai surtout vue comme une opportunité pour créer davantage.

Mehdi Berdai, chorégraphe

Et puis, il nous sort cette constatation pour le moins… ahurissante. «En tant que chorégraphe, je passe 20% de mon temps à pratiquer mon métier, et le reste, c’est de l’admin’. Avec le Covid, ça ne s’est pas arrangé». Et alors, combien gagne-t-il par mois (sans tenir compte du Covid)? «Je dirais entre 1800 et 2100 francs bruts».

Le Covid a donc moins été une source de stress pour Mehdi qu’une période de réflexion. «Ces trois ou quatre mois de 2020 où la vie s’est arrêtée m’ont permis de prendre conscience que j’étais pris dans un engrenage éreintant. Aujourd’hui, je n’aurais plus envie d’avoir trois projets en même temps. Cette période, je l’ai surtout vue comme une opportunité pour créer davantage.»

Un arrêt brutal qui a même donné des idées au chorégraphe. «On a peut-être gagné moins d’argent, mais on y a gagné en tant qu’être humain. Et si une semaine par année, on stoppait tout pour pouvoir respirer?»

La prochaine création du Lokart sera dévoilée du 26 novembre au 5 décembre, au théâtre du Concert. «Chaos» saura-t-elle contrer l’effet pass Covid qui semble rendre le public frileux? «C’est bien sûr toujours valorisant d’avoir une salle pleine, mais c’est plus intime lorsque le public est clairsemé. Ce sont des moments plus privilégiés.» Décidément, Mehdi Berdai est un antidote au pessimisme.

Léo Vuille, comédien: «On a pris dans la figure une injonction à travailler à tout prix»

«Il a fallu se déculpabiliser de ne rien faire» pendant le Covid, avoue Léo Vuille. Photo: Lucas Vuitel

«C’est maintenant que je ressens le contrecoup de la pandémie. Ça dure depuis trop longtemps, et toute l’atmosphère autour du Covid est devenue pesante», lâche Léo Vuille, comédien et président de Théâtre Pro Neuchâtel.

Pour autant, les premiers mois d’arrêt n’ont pas été une sinécure. Au niveau psychologique surtout, certaines questions existentielles ont émergé.

«Pour moi, il a surtout fallu que je me déculpabilise de ne rien faire, de ne pas créer, de ne pas jouer. Parce qu’en face, on prenait dans la figure une injonction à travailler à tout prix, même si ça devait dénaturer notre recherche ou nos idées. Il fallait se ‘réinventer’… On nous a beaucoup infantilisés.»

Quand les choses vont mal, la culture, c’est souvent ce qui saute en premier.

Léo Vuille, comédien

Côté finances, il avoue «ne pas avoir été inquiété. Oui, j’ai eu des reports de spectacles, mais comme mon agenda était plein et les contrats déjà signés, j’ai pu toucher des RHT. J’ai eu de la chance.» Question salaire, impossible de donner autre chose qu'une grosse fourchette, puisqu'il dépend fortement de ses mandats mensuels. On peut donc dire que Léo Vuille s’en est tiré avec un salaire oscillant entre 1000 et 4000 francs par mois.

Pour le comédien neuchâtelois, à défaut de se réinventer, cette période a davantage été l’occasion de se plonger dans d’anciennes productions et de réfléchir à sa pratique du 6e art.

Cela dit, les échos que lui renvoyaient médias et politiques ne lui ont pas rendu la tâche facile. «Les discours sur l’image de notre métier s’accompagnent souvent d’un certain mépris. Et quand les choses vont mal, la culture, c’est souvent ce qui saute en premier.»

Un événement, surtout, est resté en travers de la gorge des actrices et acteurs des milieux culturels, selon ses dires. «Le maintien du Black Friday a été particulièrement mal reçu. On accordait aux gens la possibilité d’aller consommer à outrance dans les magasins, mais les spectacles, eux, étaient interdits. Ça a été très violent pour nous d’assister à ça. Vous imaginez, le genre de message que ça envoie aux artistes?»

Emilie Zoé, compositrice-interprète: «Je vis avec pas grand-chose»

Emilie Zoé aurait dû partir en tournée à l’étranger en 2020. Photo: archives Muriel Antille

L’année 2020 devait être florissante pour Emilie Zoé. Après avoir enchaîné les concerts à un rythme effréné en 2019 – plus de 100 –, l’artiste oscillant entre Lausanne et La Chaux-de-Fonds s’apprêtait à sillonner les routes européennes avec «son» batteur Nicolas Pittet.

«2020, ça devait être l’année où on partait en tournée à l’étranger. Aux Eurockéennes de Belfort, à l’Orange Blossom et à Das Fest en Allemagne, en Hollande… Tous les indicateurs démontraient qu’on allait se développer à l’étranger.» La pandémie met un terme brutal à leur désir de scènes.

Une immense déception? Aussi un certain soulagement pour Emilie Zoé.

«Je pense que ça m’a un peu sauvé la vie. Une tournée pareille, ça aurait représenté un immense travail mental, mais aussi physique et social. Comme 2019 avait déjà été assez intense, mon corps était fatigué d’avance. J’aurais sûrement frôlé le burn-out.»

Si pendant une dizaine d’années, Emilie Zoé pouvait compter sur les revenus que lui apportait son travail dans la technique du son pour un théâtre de Morges, ce n’est plus le cas depuis 2019. Mais la ribambelle de lives donnés cette année-là, ainsi que sa collaboration à trois projets théâtraux lui permettent encore aujourd’hui de sortir la tête hors de l’eau financièrement parlant. «En fait, je n’ai jamais arrêté de travailler sur des projets pendant la pandémie.»

Dès mes 18 ans, j’ai fait naturellement le choix de la décroissance.

Emilie Zoé, musicienne

Et puis surtout, il faut dire qu’en tant qu’indépendant, l’artiste se contente très bien de ses 2000 francs par mois, et a même renoncé à remplir sa demande d’APG, jugeant que l’investissement administratif ne valait pas les 700 francs obtenables pour les quelques mois concernés.

«Dès mes 18 ans, j’ai fait naturellement le choix de la décroissance. Je n’ai pas de voiture, j’ai l’habitude des mises en commun, que ce soit pour du matériel ou autre, je ne mange pas d’animaux, j’achète local et d’occasion… Je vis avec pas grand-chose.»

De son point de vue, il s’agit simplement de permaculture. «L’énergie que je dégage, je veux qu’elle puisse profiter aux autres.»

Marie-Morgane Adatte, graphiste et illustratrice: «Je gagne tout juste le minimum pour vivre»

Marie-Morgane Adatte a sorti sa bande dessinée «Les Mains glacées» le 25 septembre. Photo: Sarah Adatte

Graphiste indépendante, Marie-Morgane Adatte travaille souvent main dans la main avec le milieu culturel de la région. Affiches de soirées, de concerts, de musée, d’exposition, pochettes de disques… Mais avec le Covid, on s’en doute, «c’est devenu le néant au niveau des projets culturels».

La Neuchâteloise a dû passer trois mois sans gagner de véritable salaire avec son activité principale. «Mes parents m’ont un peu aidée, et puis comme je donne des cours d’équitation avec les Sports universitaires, j’ai pu toucher des RHT».

Et lorsque vient l’été, les mesures Covid desserrent leur étau, les mandats redémarrent. «Là, je n’ai vraiment pas chômé», résume-t-elle.

Au point d’en vouloir à tous les enthousiastes du télétravail. «Non, je ne trouve pas ça merveilleux, moi je travaille comme une cinglée et je gagne tout juste le minimum pour vivre!» Son salaire mensuel, dépendant des mandats qu’elle obtient, oscille «entre 3000 et 3500 francs».

En parallèle, Marie-Morgane Adatte planche sur sa première BD, «Les Mains glacées», depuis 2018. En avril de cette année, elle obtient une bourse pour artistes individuel.le.s, dotée de 2000 francs.

Aujourd’hui, j’ai le luxe de pouvoir trier les propositions que je reçois.

Marie-Morgane Adatte, graphiste et illustratrice

«J’arrivais à dessiner deux planches par semaine si je ne travaillais pas à côté. Ce qui veut dire que je ne gagnais rien pendant ce temps-là. Cette bourse, ça m’a permis de me dégager du temps sans perdre trop d’argent.»

Et puis, c’est le jackpot. Elle présente son projet à un éditeur et reçoit une réponse positive. Le 25 septembre dernier, «Les Mains glacées», bande dessinée-reportage issue d’une résidence sur un bateau au Groenland, sort enfin en librairies.

Mais l’illustratrice reste lucide. «On ne devient pas riche en faisant de la BD!» Alors elle enchaîne les mandats de graphisme, qui s’intensifient. Pour Chocolatissimo, Goût & Région, les Mines d’Asphalte… «Aujourd’hui, j’ai le luxe de pouvoir trier les propositions que je reçois. Mais courir partout, c’est quelque chose que j’aime! Cette année, j’ai pris quatre jours de vacances…»

Comment ces quatre artistes neuchâtelois ont-ils gagné leur vie pendant le Covid?

Les annulations de concerts ou de représentations théâtrales et une culture totalement à l’arrêt ont fortement pénalisé les actrices et acteurs du milieu. Financièrement, s’en sont-ils sortis? Les réponses sont mitigées.