Aubonne. Le 10 mai. Indécis toute la journée, le ciel a finalement opté pour la clémence. Timing parfait pour les jeunes sportifs de la région, qui foulent le terrain de football. Timing idéal, aussi, pour la communauté yéniche, qui lance la préparation du souper sur le perron de leur caravane, à quelques mètres de là.

Ils sont une quarantaine, dix familles liées par le sang, fédérées par leur croyance, à avoir installé depuis quelques jours leur campement à côté du stade d’entraînement.

Aubonne, jeudi 11 mai 2023, reportage auprès de la communauté jéniche qui réside pour quelques jours à Aubonne, photos Cédric Sandoz © Cédric SANDOZ A Aubonne, les Yéniches se sont d’abord installés à côté du terrain d’entraînement. © Cédric Sandoz

Bien loin de l’imaginaire qui colle aux basques et à la réputation des gens du voyage, la place est immaculée. «On est un peu des maniaques», se marre André, en rangeant les cartes de jeu abandonnées sur la table par les enfants partis explorer le quartier.

Le bruit d’une râpe vient couvrir son rire. Joëlle, son épouse, prépare les röstis. Vous trouvez ça cliché? Les Yéniches ne vous en voudront pas. Eux qu’on associe à la culture rom ou gitane plus souvent qu’à leur propre nationalité. Celle qui figure sur leur passeport rouge à croix blanche. Sur leur fiche d’impôt. Sur leur facture d’assurance maladie.

La confusion pèse sur ces Yéniches suisses, pourtant reconnus minorité nationale depuis 2002, mais perpétuellement chassés de place en place, de commune en commune, de canton en canton.

Quatre communes et deux cantons en trois semaines

En moins de trois semaines, la communauté a déménagé quatre fois. Fin avril, il a fallu quitter Ouchy pour faire place aux 20 km de Lausanne. Puis Vouvry en Valais, pour y laisser célébrer un mariage. Escortée à Evionnaz, la communauté n’a pas désiré s’y installer.

Patrick Birchler nous montre les photos sur son téléphone. Les roues des caravanes pataugent dans une gouille qui noie toute la place. «Nous remercions sincèrement le gendarme valaisan qui a tout fait pour nous trouver un emplacement de secours, mais les conditions de vie sur le site, insalubre et bruyant, n’étaient pas supportables.»

Il fait défiler les images sur l’écran. S’arrête sur un film. Celui de leur arrivée à Aubonne. On y voit Patrick et son cousin, Kouki, déplacer les troncs qui condamnent l’accès à la pelouse. La police les surveille. De très près. Jusqu’à pousser physiquement l’un des deux hommes, sous les yeux écarquillés de la communauté. Pousser pour repousser. «Nous avons, depuis plusieurs années, pris le réflexe de filmer, à valeur de preuves», explique Patrick.

Nous avons, depuis plusieurs années, pris le réflexe de filmer nos arrivées, à valeur de preuves.

Patrick Birchler, Yéniche

Trop d’incidents, trop de prises à partie, trop de violences ont marqué leur quotidien. Comme ce gendarme vaudois, qui, un jour, murmurait à Patrick qu’«Hitler n’avait pas bien fini son travail». Référence à la persécution des nomades durant la Seconde Guerre mondiale.

Aubonne, jeudi 11 mai 2023, reportage auprès de la communauté jéniche qui réside pour quelques jours à Aubonne, Katia, photos Cédric Sandoz © Cédric SANDOZ Katia, l’épouse de Patrick, est elle aussi Yéniche de naissance. © Cédric Sandoz

Aux yeux des Yéniches, c’est «l’amalgame avec d’autres communautés de gens du voyage» qui explique cette virulence et cette animosité. «Attention, cela ne veut pas dire que les Roms ou d’autres ethnies sont moins bien que nous ou qu’ils n’ont pas le droit de vivre leur culture», précise Patrick.

«Mais les gens ne font pas la différence, alors que notre culture yéniche suisse n’a rien à voir avec la leur. Nous sommes citoyens suisses, nous payons les mêmes impôts, la même AVS ou les mêmes charges que l’ensemble de la population. Nous vivons simplement en nomades de mars à novembre.»

Les gens ne font pas la différence, alors que notre culture yéniche suisse n’a rien à voir avec la culture rom.

Patrick Birchler, yéniche

Aller à la rencontre des clients et non le contraire

Ces mois-là, ils écument les routes. A la rencontre de leurs clients. Ils sont rémouleurs, récupérateurs de fer et métaux. Ils font des travaux. Ils sont antiquaires, vendeurs de textiles. Affûteurs.

La vannerie, leur art d’origine, n’a pas survécu à la mondialisation. «Avant, nous amenions des services aux gens», poursuit Patrick. «Nous faisions le lien entre les plaines et les vallées.» Mais tout a changé. Les Yéniches ont dû se réinventer. Tout en restant convaincus par la démarche d’aller proposer leur savoir-faire au client.

Kouki nous rejoint sous le store de sa caravane. Rémouleur la journée et bricoleur en chef sur le camp, il s’essuie les mains dans un chiffon avant de confirmer les dires de son cousin.

«Tout est dans mon véhicule, je n’ai pas besoin d’atelier. Pour nous, qui avons choisi de vivre dans la nature, aller à la rencontre des gens pour polluer le moins possible correspond entièrement à nos valeurs. Cette vie de nomade, notre liberté, n’a pas de prix.»

Aller à la rencontre des gens pour polluer le moins possible correspond entièrement à nos valeurs.

Kouki, Yéniche

Des placements d’enfants douloureux

Par le passé pourtant, ce mode de vie marginal leur a beaucoup coûté. En 1972, la dénonciation médiatique de l’Œuvre des enfants de la grand-route, une opération de Pro Juventute soutenue par la Confédération, les cantons et les communes, créait un tollé dans tout le pays. L’opération lancée en 1926 a durant des décennies arraché à leurs parents plus de 600 enfants yéniches pour les placer dans des familles d’accueil, des foyers, des orphelinats ou des cliniques psychiatriques.

Les grands-mamans de Patrick et Kouki en ont fait partie. L’affaire a marqué au fer rouge plusieurs générations de la communauté. Encore aujourd’hui. Alors oui, il y a eu des excuses publiques de la Confédération. Oui, il y a eu la création d’un fonds de réparation. Comme le soutien d’une fondation visant à optimiser les conditions de vie de la population nomade en Suisse.

Mais ces initiatives relèvent davantage «de l’apparat. Ou de la cosmétique. Notre communauté n’a pas vu de réelles améliorations depuis cette reconnaissance», témoigne Patrick. «L’accès aux emplacements n’est en tout cas en rien facilité.»

Un manque clair de places pour les courts séjours

C’est la problématique majeure des Yéniches suisses aujourd’hui. Trouver des places pour installer leur camp. «Un droit pourtant inscrit dans la Constitution, mais comme rien ne bouge, sans endroit où aller, nous sommes forcés de nous installer dans l’illégalité», poursuit Patrick.

Comme rien ne bouge, sans endroit où aller, nous sommes forcés de nous installer dans l’illégalité.

Patrick Birchler, Yéniche

C’est que les communes et les cantons se renvoient souvent la balle. Dans le canton de Vaud, les emplacements mis à disposition sont au bon vouloir des communes. En 2021, elles étaient treize à s’annoncer volontaires. Pas assez pour une population estimée à 30’000 personnes dont 3000 nomades. En septembre, la commune de Mont-sur-Lausanne inaugurera une nouvelle place réservée aux courts séjours.

Un projet similaire est étudié en Valais. Une nouvelle place pour les gens du voyage devrait être réalisée à Martigny d’ici à 2025, l’actuelle étant continuellement occupée par d’autres ethnies. Une deuxième place devrait également voir le jour dans le Valais central. Une urgence validée par le Grand Conseil la semaine dernière venait confirmer la volonté des autorités d’améliorer l’offre pour les courts séjours.

Reste que les Yéniches peinent à comprendre ces lenteurs. «Les places existent déjà aujourd’hui! Nous n’avons pas besoin que des millions soient investis dans des infrastructures, une surface plane et un simple raccordement à l’eau nous suffisent.»

Aubonne, jeudi 11 mai 2023, reportage auprès de la communauté jéniche qui réside pour quelques jours à Aubonne, photos Cédric Sandoz © Cédric SANDOZ

Une surface plane, un raccordement à l’eau et si possible à l’électricité, les Yéniches ne demandent rien d’autre. © Cédric Sandoz

Les places de fête, les patinoires en été, les piscines en automne, les stands de tir, les places de cirque ou les places d’armes, qui ne sont pas utilisées en continu, feraient à leurs yeux très bien l’affaire. «Les autorités ont peur que l’on s’installe sur le long terme mais ce n’est pas notre culture. Nous restons entre quinze jours et trois semaines par endroit, et quand le travail est fait, on s’en va.»

Ecole, intimité, maternité, le quotidien des Yéniches

Bouger. Tout le temps. Plus qu’un choix, un besoin. Et l’essence même de leur identité. Vivre en communauté, être constamment dehors. Jouer de la guitare autour du feu? demande-t-on naïvement en se levant de table. «Notre instrument, c’est plus l’accordéon schwytzois», contredit Patrick.

L’homme, qui nous emmène visiter le camp, est très sérieux. Et le style musical? «Les cantiques chrétiens.»

Dans la vie des Yéniches suisses, la religion est fondamentale. Catholiques pour la plupart, évangélistes pour certains, la communauté vit activement sa foi. La croix tissée autour du cou. La messe jamais manquée dans les villages ou les villes momentanément habitées.

Les temps forts de la communauté sont souvent religieux. Des pèlerinages aux Saintes-Maries-de-la-Mer ou à Einsiedeln, des sacrements, des mariages.

Historiquement endogames, les unions se sont depuis ouvertes au monde. «Les Yéniches sont très libres», certifie Patrick.

Aubonne, jeudi 11 mai 2023, reportage auprès de la communauté jéniche qui réside pour quelques jours à Aubonne, photos Cédric Sandoz © Cédric SANDOZ Joëlle vit sur les routes avec ses enfants et désormais son petit-fils, Tiago. © Cédric Sandoz

Devant la caravane d’André et Joëlle, les röstis dorent dans une poêle. «Vous voulez visiter l’intérieur de la caravane? Il faut juste attendre que Tiago se réveille.» Le petit-fils du couple, 6 mois, est au milieu de sa sieste. Et tout le monde en est gaga.

Sa maman nous assure qu’il n’y a aucune incompatibilité entre nomadisme et maternité. «C’est plus les trajets quand tu es enceinte qui peuvent fatiguer», se souvient Gwendoline. Sa belle-sœur Alexia, qui attend le futur partenaire de jeu de Tiago pour le mois d’août prochain, acquiesce en riant. Mais pas de quoi renoncer à leur culture pour autant.

Et l’intimité dans tout ça? «Dès l’adolescence, tu reçois ta propre caravane», expliquent les deux jeunes femmes. André s’amuse de la discussion. «C’est un casse-tête! Les petits ont peur de dormir seuls, les ados veulent leur indépendance, ils font tout pour embêter leurs parents.» La cohabitation est heureuse quand même. «Comme on est tout le temps dehors, on se marche rarement dessus», résume André.

Dès l’adolescence, tu reçois ta propre caravane.

Gwendoline, Yéniche

Dehors. Pour les repas. La détente. Les jeux. Et l’école aussi. Ici, ce sont les mamans qui font l’école à leurs enfants. Tous les mois, elles rendent les devoirs à l’école où sont scolarisés les enfants durant l’hiver et prennent les leçons du mois suivant. Un modèle qui plaît à Marilyn, Jayla et Giuliana. Les trois filles de 12, 13 et 10 ans ne changeraient de culture pour rien au monde.

Aubonne, jeudi 11 mai 2023, reportage auprès de la communauté jéniche qui réside pour quelques jours à Aubonne, photos Cédric Sandoz © Cédric SANDOZ Marilyn et Giuliana ne changeraient leur mode de vie pour rien au monde. © Cédric Sandoz

«A l’école en hiver, on nous pose souvent des questions sur notre vie en voyage, mais il n’y a jamais de critiques, c’est plus de la jalousie même», rigole Marilyn. Et elles, jalousent-elles parfois leurs copines sédentaires? Toutes les trois font la moue. «On adore voyager», commente Jayla. «Et on est né comme ça.» Giuliana clôt le débat.

Apprendre à se connaître pour s’apprivoiser

Toutes et tous rêvent quand même à davantage d’échanges avec les locaux. «On ne les voit jamais», regrette Patrick, «alors qu’on les inviterait volontiers à boire le café.» Mais dans un sens, il comprend. «C’est comme avec les autorités ou les policiers, ils sont méfiants la première fois, et après nous avoir revus, deux, trois fois, les relations sont excellentes.»

On ne voit jamais les locaux, alors qu’on les inviterait volontiers à boire le café.

Patrick Birchler, Yéniche

Il se souvient de ce gendarme vaudois venu lui apporter une bouteille «de la réserve de la police», tient-il à souligner. Ou de ces élus, comme ceux d’Aubonne, qui se démènent pour les aider. Des moments qui viennent dissiper, un peu, les difficultés.

Vivre au jour le jour, portée par le vent peut-être mais surtout par le présent, la communauté s’accroche à son mode de vie. Son essence. Elle continuera de voyager, parfois volontairement, parfois contrainte. Depuis notre reportage, les Yéniches ont une nouvelle fois déménagé, proche de la caserne des pompiers à Aubonne.

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