Cela fait plus d’une décennie que les spécialistes tirent la sonnette d’alarme. Mais ces derniers temps, ils ont sorti gyrophares et sirènes d’urgence.

«Nous étions déjà inquiets il y a dix ans, quand une centaine de médicaments connaissait des ruptures d’approvisionnement. Mais aujourd’hui, la liste dépasse 900 produits», alerte Enea Martinelli, pharmacien-chef du groupe hospitalier bernois FMI et créateur du site drugshortages.ch, qui recense tous les médicaments en rupture de stock dans le pays.

«Le phénomène n’est pas nouveau, mais depuis 2019, il a explosé», confirme Gregory Podilsky, pharmacien-chef au réseau hospitalier neuchâtelois (RHNe).

Pénurie multifactorielle

D’après les chiffres de l’Office fédéral pour l’approvisionnement du pays (OFAE), qui dépend du Département fédéral de l’économie, 63% des ruptures survenues en 2021 sont liées à des perturbations sur la chaîne d’approvisionnement. «Il suffit qu’il y ait une pénurie de chauffeurs routiers ou de matières premières comme le plastique, entrant dans la fabrication des poches de perfusion, pour que l’approvisionnement soit entravé», exemplifie Gregory Podilsky.

Mi-décembre, le Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) s’est retrouvé à court d’un médicament en raison d’une pénurie de papier. «La notice d’emballage, c’est la première fois qu’on me le fait!», ironise Pierre Voirol, pharmacien-chef adjoint au CHUV.

Parfois, les carences touchent directement les principes actifs, fabriqués à 80-90% en Inde ou en Chine. Depuis fin décembre, l’empire du Milieu est confronté à une telle vague de cas de Covid 19 qu’il a limité les exportations de Paracétamol et d’Ibuprofène.

Ce n’est pas parce qu’un principe actif est disponible qu’il n’y a aucun problème.

Pierre Voirol, pharmacien-chef adjoint au CHUV

En réaction, la France vient de décréter une interdiction temporaire de la vente en ligne de produits à base de paracétamol, après avoir tenté depuis des mois d’en rationner la distribution.

D’après le quotidien français «Libération», les conséquences des tensions en Chine devraient se faire ressentir d’ici fin janvier. «Il y a un temps de latence, car il existe des stocks à chaque étape de la chaîne de production», explique Enea Martinelli, par ailleurs vice-président de pharmaSuisse, la faîtière des pharmaciens.

Même si ces substances actives ne sont pas (encore) totalement en rupture en Suisse, certains dosages ou formes manquent depuis plusieurs mois. C’est le cas des médicaments destinés aux enfants, comme les sirops d’Ibuprofène ou de Dafalgan, ou certains antibiotiques sous forme liquide, dont l’amoxicilline et la co-amoxicilline, fréquemment utilisés en pédiatrie. «Ce n’est pas parce qu’un principe actif est disponible qu’il n’y a aucun problème», prévient Pierre Voirol. «Il peut y avoir des confusions dans les dosages par exemple.»

Tous les domaines concernés

D’après les pharmaciens d’hôpitaux romands, aucun domaine thérapeutique n’est épargné: l’antalgie, l’antibiothérapie, la cardiologie, la nutrition, la médecine d’urgence et l’oncologie souffrent toutes de pénuries. En revanche, les spécialistes notent une constante: les médicaments anciens et peu chers sont plus largement touchés que les derniers arrivés sur le marché, souvent onéreux.

D’après Sébastien Marti, pharmacien indépendant à la tête de trois officines à Neuchâtel et membre du comité de pharmaSuisse, 70% des pénuries touchent des médicaments dont le prix est inférieur ou égal à 200 francs, «qui ne sont pas les moins utiles», relève-t-il.

Pourquoi les fabricants continueraient-ils à produire pour un tout petit marché avec des règles très strictes?

Sébastien Marti, pharmacien indépendant et membre du comité de pharmaSuisse

Toute baisse de prix décidée par la Confédération peut faire diminuer l’attractivité du marché suisse. «Pourquoi les fabricants continueraient-ils à produire pour un tout petit marché avec des règles très strictes, où il faut écrire les notices en quatre langues?», questionne Sébastien Marti.

Pierre Voirol et Gregory Podilsky citent l’exemple de la digoxine, un des plus anciens médicaments utilisés en cardiologie. «Il y a quelques mois, le fabricant a cessé de le produire, vraisemblablement pour des questions de rentabilité, ce qui a provoqué un retrait du marché», commente Johnny Beney, responsable de la pharmacie de l’Institut Central des Hôpitaux à l’Hôpital du Valais, qui doit aujourd’hui se fournir en France.

Rationnements exigés

Selon un rapport de l’OFSP de février 2022, les retraits du marché «nuisent de plus en plus à la sécurité d’approvisionnement».

Dès qu’un médicament se met à manquer, les pharmacies d’hôpitaux regardent d’abord si des alternatives existent sur le marché suisse. Si ce n’est pas le cas, elles se tournent vers l’étranger.

Pour les médicaments considérés comme «vitaux», la Confédération tient des stocks, qui peuvent être libérés en cas de pénurie. En mars 2022, l’OFAE a par exemple annoncé mettre à disposition les réserves d’opioïdes, dont la pénurie persiste encore aujourd’hui.

En quatrième recours, un rationnement peut être instauré. Le 23 décembre, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a par exemple appelé à n’utiliser les vaccins contre la varicelle que pour les personnes «présentant un risque accru de complications».

Les petits hôpitaux sont en mesure de produire certaines formes simples de médicaments, mais dans des quantités très limitées.

Gregory Podilsky, pharmacien-chef au RHNe et ancien responsable de l’unité de production du CHUV

Depuis juillet, une ordonnance restreint aussi l’usage de l’altéplase, un principe actif utilisé lors d’accidents vasculaires cérébraux ou d’embolies pulmonaires. «Ce médicament nous préoccupe beaucoup actuellement, car il nous est également utile dans de nombreuses situations, notamment pour dissoudre des caillots de sang dans les cathéters», s’inquiète Johnny Beney.

En dernier lieu, les pharmaciens fabriquent eux-mêmes les médicaments manquants, quand cela leur est possible. «Les petits hôpitaux sont en mesure de produire certaines formes simples de médicaments, mais dans des quantités très limitées», indique Gregory Podilsky, ancien responsable de l’unité de production du CHUV.

«Les hôpitaux universitaires possèdent, eux, des capacités plus importantes de type industriel, qui pourraient compenser la rupture d’approvisionnement d’un nombre restreint de médicaments, mais pas de tout l’arsenal manquant.»

Risques pour les patients

Au sein de chaque pharmacie d’hôpital, une personne au moins consacre l’entier de son temps à gérer les pénuries. Depuis mi-décembre, le RHNe a même mis en place un «bouclier anti-rupture», qui s’organise autour de trois personnes spécialisées dans cette tâche.

Si jusqu’à présent des solutions ont toujours été trouvées, elles impactent tout le système hospitalier. «Quand on change de médicaments, des centaines de personnes doivent être prévenues au sein de l’hôpital», précise Johnny Beney.

Ces modifications de protocole augmentent aussi les risques pour les patients. «En temps normal, nous choisissons le médicament qui est le plus adéquat. Quand nous le changeons, nous prenons le risque qu’il soit moins efficace ou génère plus d’effets secondaires», souligne Sébastien Marti.

Tant qu’il n’y a pas de conséquences graves, les gens pensent que tout fonctionne. Or, cela ne fonctionne que parce que nous investissons beaucoup d’énergie.

Enea Martinelli, pharmacien-chef du groupe hospitalier bernois FMI

Une étude française consacrée à l’impact clinique des pénuries, publiée en septembre 2022 dans le «British Journal of clinical pharmacology», a démontré que l’utilisation de médicaments moins efficaces a occasionné une aggravation de l’état de santé dans 15.9% des cas. Elle relève aussi que des erreurs de prescription ont eu lieu dans 11% des cas.

En Suisse, les pharmaciens assurent que les effets sur les patients restent marginaux, mais au prix d’énormes efforts. «Tant qu’il n’y a pas de conséquences graves, les gens pensent que tout fonctionne. Or, cela ne fonctionne que parce que nous investissons beaucoup d’énergie», relève Enea Martinelli. «C’est le syndrome du canard», image Johnny Beney. «Il paraît paisible en surface, alors qu’il pédale comme un fou sous l’eau».

Pharma: Migros rachète les activités suisses de Zur Rose

L’entreprise thurgovienne Zur Rose, active notamment dans l’approvisionnement intégré de médicaments, cède ses activités suisses au géant orange.