Il leur reste quelques heures. Quelques heures pour empaqueter leurs affaires, prendre leurs animaux de compagnie et quitter les lieux d'ici vendredi soir. Provisoirement, en tout cas pour quelques semaines, ou définitivement, ça, personne ne peut le dire. Otto Vogler, lui, est convaincu qu’il pourra revenir.

D’ailleurs, il n’a prévu d’emporter que «le strict nécessaire» chez sa fille, qui l’hébergera plus bas dans la vallée. «Je rentrerai, c’est certain», assure ce nonagénaire, qui vit depuis 25 ans à Brienz (GR).

Que la montagne lui tombe sur la tête, Otto Vogler peine à y croire. «Elle s’écroulera, c’est sûr, mais je ne pense pas qu’elle anéantira le village», affirme-t-il d’un ton confiant.

La montagne s’écroulera, mais je ne pense pas qu’elle anéantira le village.

Otto Vogler, habitant de Brienz (GR)

Quelques bâtisses plus loin, une famille préfère assurer ses arrières. «Comme toute la maison risque d’être détruite, on vide tout l’appartement», indique la maman à une voisine penchée à la fenêtre, tout en chargeant une camionnette de déménagement.

Un jour de déchirement

En ce jour pluvieux, beaucoup d’habitants n’ont «pas le temps», ne sont «pas d’humeur» ou n'ont tout simplement «plus envie» de parler aux journalistes. «Aujourd’hui, c’est trop difficile», témoigne une jeune fille en s’excusant.

«Aujourd’hui» est synonyme de déchirement. D’ici vendredi 18h, plus personne ne pourra mettre les pieds à Brienz, sauf nécessité. La faute à cette falaise rocailleuse, grise et sombre, de 500 m de haut qui se dresse au-dessus de la bourgade.

Composée de roches instables, elle risque de s’effondrer d’un jour à l’autre. «Depuis plusieurs mois, la vitesse de déplacement de la roche au sommet a augmenté de manière dramatique», analysait mercredi Stefan Schneider, géologue et chef du service d’alerte rapide. «Actuellement, elle peut aller jusqu’à dix centimètres par jour.»

La vitesse de déplacement de la roche au sommet a augmenté de manière dramatique.

Stefan Schneider, géologue et chef du service d’alerte rapide

Cela fait dix-sept ans que le mouvement de la montagne est analysé en permanence avec différents instruments de mesure. Les villageois, eux, ont appris à apprivoiser la menace.

«La nuit, on entend les rochers tomber», raconte le chauffeur du car postal qui nous conduit au village et habite de l’autre côté de la vallée. «Les gens n’ont pas peur, ils s’y sont habitués», assure-t-il en nous rappelant qu’à partir de samedi, cette ligne de bus ne sera plus desservie.

Des conséquences tangibles

Dans le village, il ne passe pas dix minutes sans qu'on entende le grondement d’éboulements du sommet de l’«Insel», la partie supérieure du flanc rocheux. Celle qui bouge le plus et qui fait pression sur les blocs inférieurs.

«Ces bruits sont impressionnants, mais ils ne représentent aucun danger pour le moment», assure Christian Gartmann, chef de la communication de la commune d’Albula (GR).

Dans les rues, les effets des mouvements de la montagne ne sont pas seulement audibles, mais visibles: une énorme entaille déchire les murs d’un abri de voitures, des crevasses écorchent une route sur plusieurs mètres, la terrasse d’une maison s’affaisse dangereusement.

Une ancienne petite chapelle, qui avait résisté jusque-là, commence à se fissurer. Même la tour de l’église pique du nez.

Une large fissure a été provoquée sur les murs d’un abri par les mouvements du sol. Photo: KEYSTONE/Gian Ehrenzeller

Car ce n’est pas seulement «l’Insel» qui glisse vers l'aval, mais tous les alentours de la localité. Sous les pieds des habitants, la vitesse de déplacement est toutefois plus lente qu’au sommet de la montagne: un peu plus d'un mètre par an.

«Depuis le ciel, cela peut paraître peu. Mais pour une maison, une conduite d’eau ou une ligne d’alimentation électrique, cela représente une pression énorme», souligne Christian Gartmann.

Accès toujours plus limité

Ces récents stigmates rappellent que le danger est imminent. Les spécialistes estiment qu’un «événement majeur» aura lieu d’ici sept à vingt jours. «Le grand défi est bien sûr de choisir le bon moment pour l'évacuation», indique Stefan Schneider. «Partir trop tard n’était évidemment pas une option. Mais nous voulions aussi éviter d’obliger les gens à quitter les lieux trop tôt.»

Nous voulons écarter le moindre risque. La sécurité est notre priorité absolue.

Christian Gartmann, chef de la communication de la commune d’Albula

Pour l’instant, la région se trouve en phase «orange», celle de l’évacuation. D’ici samedi, Brienz ne sera accessible qu’en journée et par une seule route. L’accès se fera via un point de contrôle, auquel les gens devront s’annoncer en arrivant et en repartant.

L’objectif: s’assurer que personne ne passe la nuit dans le village. La phase «rouge» débutera, elle, trois à quatre jours avant l’écroulement. Elle implique que la localité deviendra totalement inaccessible et que le bétail des deux exploitations agricoles de Brienz devra être évacué.

Verbotsschild und gesperrte Kantonsstrasse, an einer Medienbegehung im Dorf unter dem "Brienzer Rutsch", aufgenommen am Mittwoch, 10. Mai 2023, in Brienz/Brinzauls. Die Anwohner muessen ihr Zuhause bis Freitagabend wegen eines drohenden Ereignisses raeumen. (KEYSTONE/Gian Ehrenzeller) © © KEYSTONE / Gian Ehrenzeller

La route cantonale qui relie Brienz à Lantsch et passe directement sous la zone d’éboulis est désormais fermée. Seule une petite route permet encore l’accès au village. Photo: KEYSTONE/Gian Ehrenzeller

Quelques heures avant «l’événement» sera déclenchée l’ultime phase, la bleue. Les routes qui relient Brienz à la vallée ainsi que la ligne ferroviaire de l’Albula seront fermées à leur tour, car l’éboulement pourrait les toucher elles aussi. «Nous voulons écarter le moindre risque. La sécurité est notre priorité absolue», certifie Christian Gartmann.

Départ d’urgence

Dans les ruelles de Brienz, l’urgence se fait sentir. Les voitures passent le coffre plein et les sièges chargés de matériel. Un tracteur circule avec un frigo harnaché à l’arrière. Des camionnettes, des remorques et des camping-cars sont parqués çà et là, prêts à prendre la route. Quelques-uns des 85 habitants se hâtent, des cartons dans les bras.

La plupart des habitants ont trouvé refuge chez des amis ou dans leur famille. Certains ont demandé de l’aide à la commune, qui assure tout mettre en place pour que «personne n’ait à dormir à l’hôtel vendredi».

Malgré ses 85 ans, ma maman s’est montrée admirablement sereine jusqu’à présent.

Regula Roth, fille d’une villageoise venue aider sa mère

La mère de Regula Roth, elle, a trouvé de quoi se loger à Tiefencastel, dans la vallée, quelques jours plus tôt. «Elle a eu de la chance», sourit l’Argovienne en s'accordant une pause-cigarette devant le «petit appartement» de sa mère qu'elle est en train de nettoyer.

Notre interlocutrice se montre étonnée par le pragmatisme de sa maman, qui vit ici depuis soixante ans. «Malgré ses 85 ans, elle s’est montrée admirablement sereine jusqu’à présent. Cela fait longtemps qu’elle répète que la montagne va finir par tomber. Je crois qu’elle est simplement réaliste.»

L’octogénaire n’a pris avec elle que deux-trois petits meubles de sa cuisine, et quelques affaires. «Avec un peu de chance, elle pourra revenir», espère Regula Roth, à l’instar de beaucoup de riverains.

Venue pour dire adieu

Le scénario le plus probable, selon les spécialistes, est que les deux millions de mètres cubes de roche se décrochent progressivement, par «petites» salves de plusieurs centaines à quelques milliers de mètres cubes. Il s’agit du scénario le moins dangereux pour le village.

Mais le risque existe aussi que les gravats descendent de manière fluide et progressive et viennent endommager des maisons. Le pire scénario - mais aussi le moins probable - est celui d’un éboulement massif et rapide, d’une large étendue de plus de 500 000 mètres cubes, aux conséquences dévastatrices.

Anna Bergamin, qui a grandi dans le village, et son compagnon Walter Veraguth se promènent à Brienz le 10 mai, deux jours avant l’évacuation définitive, pour lui faire leurs adieux. Photo: KEYSTONE/Gian Ehrenzeller

C’est justement parce que ce risque existe qu’Anna Bergamin a souhaité venir se promener, peut-être une dernière fois, dans le village de son enfance. «Je veux dire adieu à la maison de ma maman», souffle-t-elle en tenant le bras de Walter, son compagnon.

Bien qu’elle ait quitté les lieux depuis plusieurs décennies, celle qui vit désormais au nord des Grisons reste fortement attachée à cette bourgade de montagne. «C’est mon Heimat», murmure-t-elle, les larmes aux yeux.

Eboulement: les habitants de Brienz ont pu rentrer brièvement chez eux

Plusieurs dizaines d’habitants de Brienz, dans les Grisons, ont pu revenir brièvement mercredi dans leur village menacé par un éboulement. La visite a duré une heure et demie.