null Le Seyon devenait le lac en retroussant ses babines. On voyait, avec une vingtaine de jeunes de l’Académie de Meuron, une madame cygne couver son nid. J’étais censé les accompagner en écriture: je les accompagnais en ville, à défaut de villégiature. S’affranchir des murs. Ceux bien réels, ceux mal rêvés.

J’espérais leur proposer quelques pistes pour imaginer de fébriles armatures créatives permettant de fissurer certaines armures. Leur fredonner combien écriture et lecture se donnent la main. Les enjoindre à jeter aussi sur le papier des mots pour rincer d’encre leurs bitures, entre dorures et fioritures.

Etaient d’ailleurs déjà apparues sur leurs feuilles des taches de sang ou de confiture, celles qui maculent parfois le pyjama de notre mémoire, celles ressurgies en arpentant leurs labyrinthes intérieurs.

On visait la Boutique du Livre. Une moitié de la classe irait depuis là-bas déambuler, s’arrêtant parfois pour noter ce qui se passerait, juste là, juste à ce moment-là, au niveau de leurs cinq sens. Pourquoi pas du sixième. Avec plume ou pixel, puis le partager en salive, pour autant que le cœur s’y prête. Partager ses mots écrits à voix haute, (se) faire ce cadeau.

L’autre moitié tenterait d’écrire le visage leur faisant face: d’abord le décrire «concrètement», puis le muer en musique, ou en paysage, ou en voyage.

C’est celui d’Agota Kristof, en couverture de «Clous», qui me revient en pianotant cette chroniquette. Ce beau et puissant et sévère lointain qui se tait. Le pays fui qui, du pyjama au tablier, siffle dans la tête. L’enfance et sa sortie jetées aux orties. Une hébétude auscultée, que sa poésie mord jusqu’aux larmes enfouies: «[…] Dans tes yeux je sens la chaleur des derniers jours d’été. Et leur tristesse n’oublie pas les soirées colorées de mai […] L’aube était muette et grise comme ton visage. Tout à nouveau me faisait mal. »

Le pyjama de la mémoire

Le bouquiniste Karim Karkeni évoque son expérience avec des étudiants de l’école d’arts visuels, l’Académie de Meuron.