«Où sont les femmes?», se demandait Patrick Juvet dans les années 1970. Qu’elles parlent d’amour ou préfèrent les motos, qu’elles portent des cheveux courts ou longs, les artistes féminines sont rares dans les festivals de la région neuchâteloise. C’est ce qui ressort d’une analyse réalisée par «ArcInfo» portant sur les cinq dernières éditions de cinq manifestations.

Ainsi, les programmations de Festi’neuch, du Chant du Gros, du Corbak, du Rock Altitude et du Hors Tribu ont été passées au peigne fin. Au total, sur les 1792 artistes relevés, 213 sont des femmes, soit environ 13%. En d’autres termes, à peine plus d’une personne sur dix.

Au niveau national, ce chiffre fluctue entre 10 et 15%, selon des analyses réalisées ces dernières années par Helvetiarockt, organisme national militant pour davantage de représentation féminine dans le secteur musical. On a cherché à comprendre pourquoi avec les programmateurs de ces manifestations.

Un problème plus profond

Cette statistique ne représente pas une surprise lorsqu’on la leur soumet. Pour eux, les festivals ont un gros désavantage: ils arrivent en bout de chaîne. En d’autres termes, «les programmations sont encore souvent le reflet des différentes inégalités d’une industrie majoritairement pilotée par des hommes», témoigne Antonin Rousseau, directeur de Festi’neuch.

Le constat est le même dans le «choix» dont disposent les différents programmateurs. En musique, les femmes sont, de manière générale, discrètes. Selon des chiffres de l’Université de Bâle, leur proportion dans les groupes ou orchestres helvétiques est d’environ 34% dans la musique classique, 12% dans le jazz et entre 8,6% et 12,8% dans le rock et la pop.

Le critère de genre n’a jamais été une question. C’est la musique qui l’emporte sur tout le reste. Je me fiche de savoir qui la joue.

Gilles Pierre, directeur du Chant du Gros

«Et ces proportions doivent être encore plus basses dans le hard rock ou le metal», précise Fabien Zennaro, cofondateur du Rock Altitude, qui accueille 6% de femmes cette année. «On reflète le marché.»

De manière générale, le secteur de la musique porte le bonnet d’âne dans le milieu culturel suisse. En danse, elles sont 50% à être présentes sur scène, toujours selon l’Université de Bâle. Le théâtre arrive derrière (40%), suivi des expositions d’art (26%).

Contraintes par-ci, contraintes par-là…

«Les gens ne se rendent tout simplement pas compte de nos réalités», lâche Gilles Pierre, directeur du Chant du Gros. «Entre les cachets, la disponibilité des artistes, l’exclusivité de certaines pour d’autres festivals, les périodes de tournée… On a déjà suffisamment de contraintes ainsi.»

Pour lui, le critère de genre «n’a jamais été une question. C’est la musique qui l’emporte sur tout le reste. Je me fiche de savoir qui la joue. Si on commence, ce serait tout aussi normal d’avoir des Arabes, des Chinois… Sans oublier les Alémaniques aussi.»

Une édition sans aucune femme, à l’image de 'Moon & Stars' cette année, n’est tout simplement pas défendable.

Antoine Faivre, programmateur du Corbak

Compter sur une programmatrice n’est pas l’assurance d’une meilleure représentation féminine. Bénédicte Guillaume-Gentil fête sa première année dans l’équipe de programmation du Hors Tribu. Malgré cela, le festival de Môtiers ne compte que 8% de femmes.

«On a tout fait pour en avoir davantage», promet la programmatrice. «Si toutes avaient répondu favorablement, le taux se serait trouvé aux alentours de 20%. Mais dans la majorité des cas, soit le créneau proposé ne leur convenait pas, soit elles demandaient des cachets trop importants.»

Olivia Ruiz en pleine prestation au Corbak, en 2017. Photo: archives David Marchon

Une question de taille?

Il n’empêche, pour Antoine Faivre, programmateur du Corbak, «une édition sans aucune femme, à l’image de 'Moon & Stars' cette année, n’est tout simplement pas défendable». Le festival tessinois avait essuyé de vives critiques au début du mois, notamment de la part de Sophie Hunger, la chanteuse bernoise.

L’événement de La Chaux-du-Milieu, quant à lui, fait partie des meilleurs élèves en la matière, avec un taux moyen de 19% de femmes sur les cinq éditions analysées, dont un 42% atteint en 2015.

«Tendre vers l’équité est l’une de nos valeurs phares», glisse-t-il. «Néanmoins, c’est sans doute plus simple d’atteindre cet objectif pour un festival comme le nôtre, avec une douzaine de plages horaires, qu’à Festi’neuch…»

Clara Luciani, L’Impératrice, Flèche Love, Liraz… Même si elles étaient pour la plupart entourées de musiciens masculins, c’étaient elles, les patronnes du groupe.

Antonin Rousseau, directeur de Festi’neuch

Et pourtant, en 2019, en Espagne, le festival Primavera, qui a accueilli près de 220 000 spectateurs et spectatrices cette année-là, y était parvenu. «C’est la preuve que c’est possible», confirme Antonin Rousseau. «Mais on voit que la manifestation s’est appuyée sur des artistes émergents afin d’atteindre ce but.»

«La programmation est certes importante pour eux, mais ce n’est plus le nerf de la guerre», poursuit Fabien Zennaro. «Le Rock Altitude fait non seulement face à l’offre du marché, mais un festival de notre taille se contente des miettes. Certains de nos artistes doivent choisir entre Paléo et nous…»

Un rôle de modèle

S’il n’est pas encore arrivé à parité, Festi’neuch 2022 a permis «de mettre en avant des modèles», estime son directeur. «Clara Luciani, L’Impératrice, Flèche Love, Liraz… Même si elles étaient pour la plupart entourées de musiciens masculins, c’étaient elles, les patronnes du groupe.»

Concentrons-nous sur le fait d’encourager la création de groupes plutôt que de critiquer la programmation des festivals.

Fabien Zennaro, cofondateur du Rock Altitude

«Avant d’aborder l’équité dans la programmation, il me semble primordial de parler de l’égalité salariale», reprend Gilles Pierre. Dans ce domaine, c’est chose faite: «Une tête d’affiche, qui tourne généralement aux alentours de 200 000 euros, touchera la même chose, que ce soit un homme ou une femme.»

La majorité s’entend: le changement est lent, mais il est bel et bien enclenché. «On sent que les choses bougent», lâche Antonin Rousseau. «On va dans la bonne direction.»

«Les festivals ne vont en tout cas pas éviter de programmer des femmes», estime Fabien Zennaro. «Au contraire, c’est super intéressant pour nous! Mais concentrons-nous sur le fait d’encourager la création de groupes plutôt que de critiquer la programmation des festivals.»

La violoniste américaine Lindsey Stirling dans ses œuvres au Chant du Gros 2016. Photo: archives Stéphane Gerber

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