Il nous offre aujourd'hui le premier tome d'une aventure adaptée d'un roman de Frédéric Richaud qui nous emmène dans un XVIIe siècle à la fois très libre et très précis. Très libre parce que, pure fantaisie ou défaut de documentation, Tronchet n'hésite pas à dessiner perruques et tricornes du XVIIIe siècle et armures du XVIe; très précis parce qu'une allusion à la création du «Bourgeois gentilhomme» de Molière (14 octobre 1670) nous fixe à l'année près le moment du récit.
De fait, celui-ci ne peut avoir de sens que par rapport à la cour de Louis XIV à Versailles (on pourrait rappeler qu'à la date susdite Versailles n'était pas encore habitable, mais qu'importe), monde solaire où chacun rêve de briller un tant soit peu. Ce défi suggère au fastueux marquis de Dunan l'idée d'un voyage au Sénégal afin d'y capturer des animaux qui feront l'admiration du roi. Ne doutant de rien, multipliant les bonnes fortunes galantes, souriant en toutes circonstances de ses immenses dents, ce personnage n'est pas sans faire penser, dans sa mégalomanie et son constant contentement de soi, à Raymond Calbuth, mais un Calbuth qui, en dépit d'échecs mineurs et de petits ridicules, parviendrait contre toute attente à ses fins.
Il est vrai que l'histoire n'est pas finie et qu'elle nous réserve sans doute encore bien des surprises... Il est vrai aussi que ce personnage ne serait que moyennement intéressant sans le contrepoint de celui qui est tout de même le narrateur du récit: Jean Daubignan, jeune dessinateur orphelin d'un empailleur de génie que protégeait le marquis de Dunan.
Des troubles secrets de ceux qui s'acharnent à rendre l'apparence du vivant à des animaux morts aux inquiétants Noirs de la colonie sénégalaise, ce XVIIe siècle apparaît donc plutôt comme un siècle obscur que les feux de Versailles n'illuminent que bien faiblement, et que le pinceau appuyé et terreux de Tronchet rend avec une vigueur rare. Non sans analogies avec celui des aventures d'«Isaac le pirate» de Blain, cet univers qui mine notre vision heureuse de l'époque classique est lourd de violences souterraines, de sexualité sordide et de secrets que l'habitude de la mort devrait permettre au jeune héros de surmonter.
Une aventure moins cauchemardesque que le précédent «Ma vie en l'air», mais oppressant tout de même et où rien ne semble joué d'avance. On espère que la suite ne se fera pas longtemps attendre. / ACO
«Le Peuple des endormis», tome 1, Frédéric Richaud (scénario), Didier Tronchet (dessin), éditions Dupuis, 2006