En avril 1914, la Nouvelle section de l'Ecole d'art de La Chaux-de-Fonds se trouve décapitée après les démissions successives de son fondateur Charles L'Eplattenier et de ses trois jeunes professeurs, Charles-Edouard Jeanneret, Georges Aubert et Léon Perrin. Seul ce dernier, déjà enseignant dans l'Ancienne section, reste au service de l'école amputée de l'excroissance artistique que lui avait procurée L'Eplattenier.
Aurait-il manqué de solidarité avec ses collègues et amis? Les documents témoignent au contraire de sa loyauté. Il a signé début avril 1914 le manifeste polémique «Un Mouvement d'art à La Chaux-de-Fonds», ce baroud d'honneur de L'Eplattenier et de ses émules. En 1912, il avait par contre refusé de signer une lettre des professeurs de l'Ancienne section demandant au Conseil général une enquête sur la démission du directeur William Aubert qui manifestait ainsi son refus de la séparation de l'école. Au cours d'une séance épique entre la commission de l'Ecole d'art et le corps enseignant, le 22 février 1912, Léon Perrin déclare ne pas avoir paraphé cette missive qui «n'avait d'autre but que de nuire à l'Eplattenier» et dénonce «l'animosité» des professeurs de l'Ancienne section qu'il attribue à la «jalousie». Quand la nouvelle commission de direction de l'école mise en place par les socialistes en 1913 se lance dans une tentative d'unifier les méthodes entre l'Ancienne et la Nouvelle sections, en vue de parvenir à l'unité, Léon Perrin soutient L'Eplattenier. Il parle peu, mais parle net, au point par exemple de soulever des protestations lorsqu'il qualifie de «choucroute» les programmes qui viennent d'être lus en séance.
Ce loyal est pourtant le seul rescapé des passes d'armes qui ont secoué l'Ecole d'art il y a près d'un siècle. Léon Perrin a poursuivi sa carrière d'enseignant simultanément au Gymnase de La Chaux-de-Fonds jusqu'en 1952 et à l'Ecole d'art jusqu'en 1957. On retrouve chez ce professeur des traits caractéristiques du pédagogue L'Eplattenier. Perrin quitte volontiers la classe avec ses élèves pour dessiner dans la nature. Et si le grand rêve de faire de La Chaux-de-Fonds un véritable centre d'art ne s'est pas réalisé, il a poursuivi à sa manière l'oeuvre pédagogique de son maître, éveillant lui aussi de nombreuses vocations. Une douzaine d'artistes neuchâtelois et jurassiens au moins ont été marqués par son enseignement. On peut citer notamment les sculpteurs Marcel Mathys, Toto Meylan, Fred Perrin (aucun lien de parenté), Hubert Queloz, André Ramseyer, ou encore les peintres André Evrard, Georges Froidevaux, Claude Loewer, Maurice Robert et André Siron. Si Léon Perrin ne s'est jamais élancé dans la voie de l'abstraction (pour lui, tout s'arrêtait à Rodin, Maillol et Despiau), il est permis de penser que son refus du fini, peu compatible avec le traditionalisme académique, aura poussé ses élèves, une fois devenu artistes, à explorer d'autres chemins.
Léon Perrin était un vrai sculpteur, en lutte avec la matière, un type qui «voyait» avec les mains. Aux interventions orales il préférait le trait, montrer plutôt qu'expliquer lorsqu'un élève peinait à quelque réalisation. Cet homme peu bavard était cependant connu aussi pour ses coups de gueule volontiers réservés, si j'en crois quelques témoignages, aux socialistes. Certains disent qu'il avait gardé une dent contre eux, d'autres qu'il avait enterré ces vieilles histoires. Son neveu Lucien Perrin, qui l'a côtoyé, dépeint un terrien serein, sociable et travailleur très attaché à sa ville. L'image qui reste est celle d'un robuste et d'un généreux au visage parfois soucieux où brille un regard clair sous des sourcils fournis. Ses cheveux ondulent naturellement au-dessus d'un large front et il porte autour du cou un foulard rouge qui le protège des poussières de pierre. C'est lui qui représentait en 1965 la Ville de La Chaux-de-Fonds aux obsèques de Le Corbusier, ce vieux copain devenu célèbre avec lequel il avait voyagé en 1907 en Italie et dans les Balkans. / JBV