Le premier à fouler le sol suisse est son grand-père, venu de Besançon avec son frère. Celui-ci se prend les pieds dans le tapis au Locle mais le grand-père, lui, poursuit sa route jusqu'à Winterthour, où il rencontre Lina. «C'était une fille Sulzer, des machines à vapeur. En 1880, ils possédaient déjà un manège-bateau de 10 à 12 places, venu d'Amérique.» A l'époque, les manèges étaient entraînés par des chevaux et, plus tard, on en a même vu entraînés par une moto!
«Trimballer ces engins énormes, c'était tout un poème. On les tirait avec les chevaux jusqu'au chemin de fer. On était, qu'est-ce qui faut dire, peut-être 20 forains sur toute la Suisse. Aujourd'hui, on est près de 300.»
En 1906, son père, Charles - ça ne s'invente pas -, naît un jour de foire sur le quai de la gare à Couvet. Il épouse Blanche, foraine également, et de leur union naît Gilbert. «J'ai suivi l'école en internat à Neuchâtel jusqu'à l'été de mes 15 ans. Après, on m'a mis au boulot et c'était parti pour 60 ans sur la route, 11 mois par année. Couché à 1h, debout à 5 heures. Et, à l'époque, c'était tout du manuel, on n'avait pas de grue, pas d'hydroélectrique, c'était tout à la force des bras. Ça, on n'a pas de diplôme mais le travail du bois, la ferraille, l'électricité... On a tout appris.»
Aujourd'hui, les grues se transportent sur les remorques, les caravanes coûtent un million, les manèges aussi. «Ça complique un peu, d'autant qu'il y a aujourd'hui davantage de distractions. Les manèges créent moins l'événement qu'avant. On subit aussi la concurrence des parcs d'attraction.» Le ton rigolard se fait désenchanté: «Et puis, avec le cours du baril de pétrole qui s'envole, le budget transport a augmenté de 40%. Pour emmener notre manège au Locle depuis Winterthour, la benzine pour les trois semi-remorques nous a coûté 1200 francs», grimace un petit-cousin. «Ça devient de la folie!»
De la dizaine de manèges que Gilbert a possédés, il ne lui en reste qu'un, à vendre. Le forain vit en sédentaire, dans une maison de Neuchâtel. «Ma caravane est garée devant», précise-t-il. Le manège de petites chaises de sa grand-mère Lina, lui, tourne toujours en Suisse. «Ça fait 90 ans.» / SYB