Au pied des Franches-Montagnes, dans le canton du Jura, le Doubs descend cap à l?est sous l?oeil suspicieux du rocher du Singe, surplombant Goumois. Comment peut-elle se rappeler le dernier plissement du Jura? Elle nie avoir été responsable de l?abaissement du système hydraulique du plateau calcaire franc-montagnard, mais, en creusant son lit, elle a bel et bien annulé toute velléité de rivière au-dessus d?elle.
S?il veut voyager de Goumois jusqu?à Tramelan, le voyageur doit se hisser jusqu?à Saignelégier. Un village central au pays des pâturages boisés. Le chef-lieu d?une contrée où l?eau qui ne ruisselle pas dans les biefs et les emposieux, comme l?étang de la Gruère, plombe la mémoire.
Non pas la mémoire du temps de la grande débâcle de 1945 où des colonnes de soldats en charpie formaient une hémorragie humaine sur le pont de Goumois. Non pas celle des trente glorieuses émergentes quand le vieux chauffeur postal Kundert grimpait la côte dans son vieux Saurer au nez pointu, un tacot saturé d?odeurs d?huile et de cuir. Non pas celle de l?ancienne barrière des langues d?oc et d?oïl, ni celle d?une frontière politique, cicatrice encore fraîche et rougeoyante de la séparation Berne - Jura. Encore moins celle de cet attentat sur le même parcours Saignelégier - Tramelan contre une poudrière de l?armée suisse qui explosa à la fin des années 1980. Ce que plombe l?eau de la Gruère, c?est la mémoire d?une appartenance au monde d?avant le monde.
Entre Saignelégier et Tramelan se niche ainsi un paradis boréal, un haut marais qui s?est formé sur une couche de marne voici 12.000 ans. Une telle beauté se voit protégée depuis plus d?un demi-siècle par une réserve naturelle. L?étang artificiel de 80.000 m2 créé en 1650 pour l?installation d?un moulin inonde le marais encerclant l??il de la tourbière. On appelle cette dernière l?étang de la Gruère, lieu assailli aujourd?hui par des scientifiques, des touristes et des amoureux du site. Depuis 1993, un Centre nature, à 1 km en amont, aux Cerlatez, a pour mission de materner cette mosaïque de milieux humides. Mais ce qui fascine son directeur François Boinay, c?est de pouvoir, dans une tourbière, lire sans nostalgie l?histoire de la Terre. D?y déceler la présence de l?homme la plus lointaine. Tel le corps momifié d?un hominidé retrouvé assassiné au milieu de la tourbière de Tollund Fen au Danemark en 1950, Boinay évoque les mystérieux peuples des marais, leurs mythes et leurs sacrifices humains. Dans cette mémoire du paysage, il veut se placer en «voyeur adroit» de la nature. Comme le poète irlandais Seamus Heany. Un poète qui trouve dans la tourbière le moyen d?habiter le langage. /YAD