Avec la crise sanitaire qui perdure, de nombreuses galeries d’art jouent leur survie. Même si elles ont pu rester ouvertes l’hiver dernier, au contraire des musées, ces petites PME, qui font vivre les artistes, se trouvent lourdement impactées par l’annulation des foires internationales et des vernissages. Tour d’horizon avec quatre galeristes neuchâtelois.

L’art a beau être mondialisé, Neuchâtel n’est pas Londres, New York ou Paris. «Les foires sont vitales pour nous, compte tenu de notre situation géographique», relève Patrick Maffei, codirecteur de la galerie Ditesheim & Maffei. «Elles nous donnent de la visibilité et nous permettent de rencontrer nos acheteurs potentiels.»

Plus de 50% de pertes

«Une foire, c’est une tribune pour les artistes auxquels on croit», renchérit Stefano Pult, qui dirige avec son épouse la galerie Lange + Pult à Auvernier et Zurich. «Sans elles, c’est difficile de toucher notre clientèle internationale, les directeurs de musées, les historiens de l’art…»

Au niveau de la promotion des jeunes artistes, comme on ne vend pratiquement qu’aux vernissages, on atteint presque 100% de pertes.

Julien Gonzalez-Alonso, galerie Le Griffon

Confrontés à des ventes en chute libre (entre 50 et 80%), les galeristes tentent de s’en sortir grâce à des économies drastiques, moins d’expositions, des réductions de personnel parfois et le chômage partiel pour leurs employés. Mais la situation reste critique, en particulier dans la fourchette de prix entre 2000 et 10 000 fr. «Nos acheteurs sont des amoureux de l’art, ils doivent faire des choix», relève Christian Egger, actif sur ce marché avec la galerie C. «Cela n’a rien à voir avec le marché au-dessus de 100 000 fr., où l’on peut plus facilement être dans une recherche de spéculation.»

Un Botticelli pour 92 millions de dollars

Ce que confirme Julien Gonzalez-Alonso, à la tête des éditions et de la galerie du Griffon: «Au niveau de la promotion des jeunes artistes, comme on ne vend pratiquement qu’aux vernissages, on atteint presque 100% de pertes».

Toutefois, cet expert européen en art contemporain du 20e siècle réalise plus de 70% de son chiffre d’affaires sur le second marché (œuvres revendues, généralement par les maisons de vente aux enchères). Un secteur où les prix s’envolent à nouveau, et c’est tout le paradoxe de ces deux mondes parallèles. Pendant que de nombreux artistes se retrouvent sur le carreau, un tableau de Botticelli, «Le jeune homme tenant un médaillon», est parti pour plus de 92 millions de dollars chez Sotheby’s en janvier 2021.

Julien Gonzalez-Alonso résume en une équation le problème: «Sans le second marché, je ne pourrais pas exposer de jeunes artistes. Et sans mes activités concomitantes d’expert et d’éditeur, on ne pourrait pas survivre à la crise».

Le tableau de Botticelli, «Le jeune homme tenant un médaillon», a frôlé les 100 millions de dollars en janvier 2021 chez Sotheby’s, à Londres. Photo: Keystone

Beeple et les autres

Les ventes par internet, ainsi que l’annulation des foires en présentiel, très coûteuses, ont permis de colmater les brèches dans une modeste mesure toutefois. Tous les professionnels redoublent d’efforts pour se rappeler au bon souvenir de leurs collectionneurs à travers des expositions virtuelles.

Mais comment rester visible face à la déferlante d’une création digitale spécialement formatée par les codes numériques, boostée par les millions de followers de l’influenceuse Victoria Beckham et autres nouveaux gourous de l’art?

Avec une œuvre entièrement digitale vendue 69 millions de dollars chez Christie’s en mars 2021, l’artiste américain Beeple est entrée dans le trio des artistes vivants les plus chers du monde. Le «virréel» (bravo pour l’oxymore!) va-t-il bouleverser les pratiques de vente et la façon de faire de l’art?

Avec son collage numérique vendu 69 millions de dollars en mars 2021, l’artiste Beeple talonne désormais Jeff Koons et David Hockney au palmarès des artistes vivants les plus chers du monde. Photo: Keystone

Pour Julien Gonzalez-Alonso, c’est déjà le cas: «Je viens de confier une œuvre à la maison Christie’s, qui sera proposée dans le monde entier grâce à internet. Il y a une sorte de dématérialisation de l’œuvre inévitable pour pouvoir la diffuser à une très large échelle. Mais ça, on ne peut le faire qu’avec des artistes de référence.»

Je pense que cette crise révélera notre besoin d’apprécier sensoriellement, charnellement les œuvres.

Christian Egger, galerie C

Selon les spécialistes, plus de la moitié des galeries et presque autant de foires sont condamnées à disparaître ces prochaines années. «C’est la première fois qu’une crise du monde de l’art est contrebalancée par le virtuel, mais est-ce qu’on n’aura plus besoin de galeries et de lieux d’art parce que tout est sur le Net?» s’interroge Christian Egger.

«Au contraire, je pense que cette crise révélera notre besoin d’apprécier sensoriellement, charnellement les œuvres. J’ai des collectionneurs qui n’en peuvent plus de voir de l’art par écran interposé.» Stefano Pult en est lui aussi persuadé: «Les clients ont besoin de voir les œuvres dans l’espace. Sur un écran, toutes les œuvres ont la même taille.»

Une valeur refuge mais…

Une chose est sûre, ni la crise, ni les enchères digitales n’altèrent l’engouement des investisseurs. Bien au contraire. «L’art reste une valeur refuge pour celles et ceux qui cherchent à diversifier leur patrimoine en temps de crise. Mais c’est une valeur risquée», avertit Julien Gonzalez-Alonso.

«Toutes les œuvres ne se valent pas, il faut des connaissances précises du marché de l’art pour faire des investissements judicieux». «Et les ventes aux enchères ne concernent qu’un petit nombre d’artistes», enchaîne Stefano Pult. «Nous faisons un travail d’accompagnement, notre plus-value, c’est notre conviction dans la qualité d’une œuvre et dans l’artiste qui l’a produite.»

Nous sommes des organisateurs d’événements et là, on n’a plus l’impression de faire notre métier.

Stefano Pult, galerie Lange + Pult

Parler des galeries revient à parler des artistes. «C’est dur pour les artistes de ne pas pouvoir montrer leur travail, et pour nous, galeristes, c’est notre vie», conclut tristement le galeriste d’Auvernier. «Comme tout le milieu culturel, nous avons besoin de public pour interagir, nous sommes des organisateurs d’événements et là, on n’a plus l’impression de faire notre métier.»

Galerie Lange + Pult Auvernier – Zurich

«Pour définir un bon artiste, on commence par regarder son CV et ses expositions muséales»

Céline Lange et Stefano Pult dans l’univers de BD d’Alain Séchas. Photo: Lucas Vuitel

Carte d’identité

Unis «en art et en amour», Céline Lange et Stefano Pult ont fondé leur première galerie en 1999, d’abord à Neuchâtel, puis à Auvernier. En 2007, le couple ouvre une deuxième galerie à Zurich. Mais c’est toujours un verre de Château d’Auvernier qui est servi sur les stands de toutes les foires du monde.

Artistes phares

Régulièrement exposé depuis les débuts de la galerie, Olivier Mosset, avec ses peintures, ses voitures et ses interactions dans l’espace, incarne «le point zéro» de l’aventure. Le génial obsédé des listes, Ben, illustre, lui, l’intérêt des galeristes pour les travaux liés à l’écriture. Sans oublier l’icône féminine de l’art suisse, Sylvie Fleury.

Le style

«C’était un crève-cœur, une souffrance de devoir fermer nos galeries», lance Stefano Pult. «Le jour de la réouverture, nous avons eu 30 visiteurs, j’ai discuté avec chacun d’eux, longuement, tant j’étais heureux de pouvoir à nouveau raconter nos expositions. L’aspect financier n’a jamais été le moteur premier de notre travail, nous sommes des collectionneurs d’artistes.»

Ils se relèvent de la crise…

«En continuant à faire notre métier avec l’humilité et l’ambition de toujours progresser. On ne pourra jamais concurrencer les mastodontes, mais dans notre marché de niche, fondé sur les relations individuelles avec nos clients, nous avons la chance d’être connus et reconnus sur la scène de l’art contemporain européenne», souligne le couple.

L’art numérique?

Ben, 86 ans, qui exposera à Auvernier dès le 29 mai, vend «l’âge de l’univers», soit 13 milliards d’années, en NFT, des jetons virtuels échangeables qui certifient la possession d’une oeuvre. Chaque NFT est associé à une tranche de 60 000 ans. Alors forcément, «l’art numérique, ça nous intéresse!», répond Stefano Pult. Après la peinture «a tempera», on a découvert la peinture à l’huile, puis sont arrivés la photographie, le sprayage, la vidéo et l’art numérique. Comme toujours, dans la masse, il y aura des choses plus ou moins intéressantes. Et après, on peut discuter des prix, mais c’est un autre débat.»

Un bon artiste, c’est…

«Pour définir un bon artiste, on commence par regarder son CV en cherchant ses expositions muséales. Beaucoup peuvent vendre une œuvre à 50 000 fr. mais très peu ont fait ne serait-ce que cinq expositions muséales dans leur vie. Olivier Mosset, lui, en a sept pages dans son CV. C’est la place d’un artiste dans l’histoire de l’art qui justifie son importance, pas le prix de ses œuvres.»

L’actu

Lange + Pult Auvernier, Port-de-la-Côte 1, Milvignes: Alain Séchas jusqu’au 15 mai 2021; Ben Vautier dès le 29 mai. https://www.langepult.com.

Galerie C Neuchâtel – Paris

«On aura toujours besoin de beauté, de poésie et d’art»

Christian Egger, l’âme de la C. Photo: SP – Maurine Tric

Carte d’identité

Dix ans déjà que Christian Egger a fait de l’ancienne Galerie des amis des arts de Neuchâtel un lieu tendance, quelque 400 m2 à la croisée des médiums en résonance avec des questions de société.
A l’automne 2020, la «C» a ouvert une antenne à Paris, au cœur du Marais. Un pari risqué mais réussi avec l’exposition de la Neuchâteloise Valérie Favre… Jusqu’à ce que le retour au confinement en France mette à l’arrêt la galerie.

Artistes phares

Valérie Favre et Mathieu Gafsou, deux artistes parmi 16 autres qui participent à l’exposition actuelle «Tot» où se rencontrent littérature et arts visuels. A la «C», «la synthèse des arts» chère au Corbusier, est un maître mot.

Le style

«C’est comme si cette crise avec tous les moyens de communication virtuels, avait réveillé la conscience d’être ensemble», relève Christian Egger. «Du coup, j’ai envie de développer des projets communautaires autour du rapport entre l’art et les sens.»
A la rentrée, Maya Rochat débarquera avec des installations immersives déployées en volutes de tissu à toucher, palper, humer.

Il se relève de la crise…

«On aura toujours besoin de beauté, de poésie et d’art», postule Christian Egger. «Le plus important, en tant que petit entrepreneur, c’est de ne pas baisser les bras, de continuer d’être très créatif avec des projets pertinents, des projets un peu différents nés de la crise. J’ai confiance, nous avons tous une telle soif d’art, d’échanges et une envie de voir le monde différemment.»

L’art numérique?

«Comme pour le bitcoin, il y a un grand buzz là autour», répond le patron de la C. «L’art numérique est intéressant à observer en tant que phénomène, mais il ne m’attire pas. Si je me suis installé à Paris, dans le quartier des galeries, c’est parce que je crois que rien ne peut remplacer l’émotion ressentie en direct devant une œuvre.»

Une bonne œuvre, c’est…

«Au-delà des fondamentaux de base, c’est une œuvre qui m’émeut, me trouble. Une œuvre d’art, c’est un peu comme un livre de philosophie, elle nous accompagne, nous questionne et nous aide à progresser dans nos chemins de vie.»

L’actu

Galerie C Neuchâtel, Léopold-Robert 1a: «Tot», exposition collective, jusqu’au 29 mai 2021. http://www.galeriec.ch.

Editions et galerie Le Griffon

«Une petite ambassade de la maison d’édition»

Julien Gonzalez-Alonso avec des œuvres des Neuchâtelois Ramseyer et Güdel. Photo: Lucas Vuitel

Créées par Marcel Joray en 1944 à Neuchâtel, les éditions du Griffon sont restées une référence. Mais avec l’érosion du marché du livre d’art, la maison neuchâteloise était menacée de disparition jusqu’à l’arrivée de Julien Gonzalez-Alonso en 2013. Cet ancien directeur au sein de la maison de ventes Cornette de Saint-Cyr, à Paris, a créé une galerie en prolongement des activités éditoriales, «une petite ambassade de la maison d’édition qui permet de faire rayonner notre activité localement et sur les réseaux sociaux», illustre-t-il. Le Neuchâtelois d’adoption ne cache pas que son travail d’expert auprès de collectionneurs internationaux constitue son gagne-pain et la galerie sa «danseuse».

Artistes phares

Le Griffon alterne les expositions d’œuvres qui sortent d’atelier et celles du second marché, Sir Güdel d’un côté et André Ramseyer (1914-2007) de l’autre, pour citer deux Neuchâtelois exposés en 2020.

Dès le 3 juin, la galerie frappera un grand coup avec une sélection d’œuvres majeures du courant européen de la figuration narrative (dont la fondation Gandur a publié l’ouvrage de référence «La Figuration narrative comme antithèse au pop art»). Le mouvement a le vent en poupe sur le marché en mal d’œuvres de référence en deçà des prix stratosphériques des stars de l’art contemporain.

Le style

Julien Gonzalez-Alonso a fait ses premières armes de collectionneur à l’âge de 20 ans sur internet. «Ça marchait si bien que j’ai quitté mon poste de directeur dans un grand groupe français de télécommunications.» Pendant la pandémie, il s’est également mis à l’écriture d’un livre sur son parcours et les coulisses du monde de l’art. A découvrir en juin.

Il se relève de la crise…

«En comptant sur la très forte reprise du second marché, un marché où nous sommes bien positionnés.»

L’art numérique?

«Qu’une vidéo soit sur une bobine ou dématérialisée, par exemple, ne change pas grand-chose», estime Julien Gonzalez-Alonso pour qui «tout cela relève d’effets d’annonce. Mais si on reste sur les fondamentaux de l’art, une œuvre dématérialisée, qui nous éclaire sur le monde nouveau, a sa raison d’être. Par contre, une œuvre virtuelle, une œuvre qui n’existe pas, sera difficile à vendre.»

L’actu

Galerie Le Griffon Neuchâtel, chemin de la Justice 20: exposition «Regards croisés autour de la sculpture d’André Ramseyer», ouvert au public sur rendez-vous au 078 855 01 06, https://www.galeriedugriffon.com.

Galerie Ditesheim & Maffei Neuchâtel

«Cette crise, on va la surmonter comme on a surmonté toutes les autres»

François Ditesheim (assis) et Patrick Maffei, deux générations, une même philosophie. Photo: SP

Carte d’identité

Depuis près de 50 ans dans le métier, François Ditesheim a créé sa première galerie en 1972 à Neuchâtel. Durant les premières années de son activité, il se consacre essentiellement aux œuvres sur papier des anciens et modernes. Associé de 1989 à 2008 au célèbre marchand d’art Jan Krugier (1928-2008) à Genève, le Chaux-de-Fonnier fut de tous les grands rendez-vous internationaux.
Associé de la galerie depuis 2013, Patrick Maffei poursuit dans la ligne de la maison tout en panachant la programmation de nouveaux noms: Frédéric Clot, Giulio Camagni, à côté d’artistes contemporains tels qu’Yves Dana, Pierre Edouard, Béatrice Helg et les Neuchâtelois Evrard, Raymond L’Epée, Mathys.

Artistes phares

Geneviève Asse, Chillida, Guerrero, Lüpertz, Richier, Soulages… Les expositions issues du fonds Ditesheim jalonnent l’histoire de l’art d’après-guerre. Mais ce sont des artistes comme Zoran Music, Miklos Bokor et Irving Petlin, soutenus dès les débuts, qui représentent l’ADN de la galerie.

Le style

La galerie reste attachée à l’envoi de beaux cartons d’invitation et à l’édition de catalogues «tant que nous le pouvons», précise François Ditesheim. «Ces détails donnent un certain niveau à une galerie et ce sont dans les périodes difficiles qu’il faut faire des efforts plus grands que la normale.»

Ils se relèvent de la crise…

«En faisant des économies et surtout en proposant les meilleures futures expositions», répond François Ditesheim, confiant malgré tout dans l’avenir. «L’exposition de Mathys fonctionne bien et pas seulement auprès des Neuchâtelois. Il faut qu’on soit là pour nos artistes, pour leur permettre de simplement subsister. Cette crise, on va la surmonter comme on a surmonté toutes les autres.»

L’art numérique?

Réponse lapidaire de François Ditesheim: «Ça passera!»

L’actu

Galerie Ditesheim & Maffei, rue du Château 8, Neuchâtel: «Mathys, sculptures et peintures et Guido Cadorin, gouaches» jusqu’au 2 mai 2021, http://www.galerieditesheim.ch.

Neuchâtel: la galerie C fête ses dix ans «en famille»

La galerie C célèbre sa première décennie en cette fin d’année. Une exposition spéciale à plus d’un titre pour son directeur, Christian Egger. Lui que l’art a sauvé. Rencontre.