Lettre à T, notre aîné à toutes et tous,
Mais pourquoi donc ne t’arrêtes-tu jamais? Toi, le grand T, te rends-tu compte que l’on pense à toi à chaque seconde? Comment pourrait-on faire autrement? Car, sans toi, il n’y aurait même pas de secondes… Ni de premières, d’ailleurs!
A ta décharge, je dois reconnaître que tu es fidèle. En tous les cas, T, tu nous accompagnes à toutes les étapes. Lorsque j’étais enfant, je ne m’apercevais même pas que tu étais là, près de moi. Tout au plus avais-je remarqué, à l’école, que tu te prélassais sur des graphiques, étendu sur l’axe horizontal. Histoire de nous rappeler ton passage inexorable, tes ravages aussi; histoire, encore, de réveiller notre courage pour t’affronter, de provoquer notre rage pour exister.
Mais j’étais alors avec V, à l’époque où elle croyait pouvoir triompher de tout. C’est elle qui m’insufflait la force de respirer à pleins poumons. Elle également qui me faisait constamment tourner la tête pour que mes yeux regardent uniquement devant eux. Elle, encore, qui m’avait convaincu de ne jamais faire de cauchemars, tristes à mourir.
Puis, sans cesser pour autant de courir à tous vents, tu as commencé à t’installer à la maison. Chez chacun d’entre nous simultanément. Sans payer de loyer ni revendiquer une part de copropriété; juste pour laisser des souvenirs comme l’on pose des bagages, pour marquer notre condition éphémère face à ta sérénité sans fin. Juste pour narguer V, qui fulminait dans son coin, incapable de te détester. Au lieu de chercher à te gagner, elle filait pour te perdre le long de la rivière des années.
A force d’insister pour être présent partout et à tout instant, tu t’es mis à nous fatiguer, à injecter de la vieillesse dans nos corps et nos âmes; à faire de nous des aînés, certes bien moins anciens que toi alors que tu ne prends jamais de rides. Tu as instillé le doute: allait-on devoir bientôt quitter V pour t’obéir, pour te faire plaisir, pour te prêter allégeance?
T, admets-le: il t’arrive même souvent d’être cruel. Par exemple, lorsque tu t’entêtes à refuser de donner une infime part de toi-même qui permettrait aux enfants pauvres du monde de goûter au bonheur de la vraie enfance, ne serait-ce qu’un court moment. Mais aussi lorsque tu laisses trop de place à la maladie, lui permettant allégrement d’envahir V. Ainsi, de nos jours, tu obliges tant de personnes à tourner le dos à V, perdus dans un sommeil aussi artificiel que la respiration, sa compagne. Sans savoir, au moment de s’endormir, s’ils ont une réelle chance de se réveiller et de te retrouver, de même que V.
Toi, T, je te respecte. Car tu es le Temps et tu sais diablement bien nous forcer à rester modestes. Mais une chose m’intrigue et Dieu sait à quel point elle compte pour nous toutes et tous: pour quelle raison ne veux-tu jamais comprendre que V, la Vie, aimerait tant t’aimer pour l’éternité?
P.S. S’il te plaît, T, ne me dis pas que tu n’as pas une minute pour répondre et que tu préfères attendre la dernière heure! V, elle, est prête à se donner chaque jour pour te défier et vous réconcilier.
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Ces lettres sont lues dans l’émission de la RTS «Porte-Plume» diffusée du lundi au vendredi de 11h à 11h30. Une opération en partenariat avec «Le Nouvelliste», «Le Quotidien jurassien», «Le Journal du Jura», «La Liberté», «La Côte» et le mensuel «Générations»
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