Shota Khajishvili peine à retenir ses larmes. Depuis le début de la guerre, ce patron d’entreprise a déjà perdu trois employés sur le front. Plus de cinquante autres sont mobilisés.

«Le plus dur est d’apprendre chaque jour la mort de personnes que l’on connaît», se désole l’entrepreneur de 56 ans. Le 12 février, il a encore rendu hommage sur les réseaux sociaux à Oleg, un de ses jeunes collaborateurs, décédé au front.

Ce soir-là, il nous répond par visioconférence depuis l’Angleterre, où sont réfugiés sa femme et ses deux fils. Une soupape dans un océan de douleur.

«Aujourd’hui, rien ne me rend plus heureux que de les serrer dans mes bras», témoigne-t-il.

Shota Khajishvili ne restera toutefois pas longtemps à Londres. D’ici quelques jours, il rentrera en Ukraine, où les affaires l’attendent: il est le cofondateur de Risoil SA, entreprise agro-industrielle enregistrée en Suisse mais dont l’essentiel des activités est basé dans la région d’Odessa, au bord de la mer Noire.

«Nous n’étions pas prêts»

La société détient notamment l’un des plus grands terminaux d’Europe, dans le port ukrainien de Tchornomorsk, d’où partent à l’exportation céréales et huiles végétales.

Forte de plus d’un millier d’employés avant la guerre, la société s’est retrouvée aux premières loges de la «crise des céréales», dès le premier jour de l’invasion russe. «Au départ, c’était la panique, nous ne savions pas quoi faire. Notre priorité a été de sauver notre personnel», se souvient Shota Khajishvili.

Le robuste patron s’allume une énième cigarette. «Nous n’étions pas prêts pour cette guerre», souffle-t-il en baissant les yeux.

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Céréales et huiles végétales transitent par le terminal de Risoil à Tchornomorsk, en Ukraine, au bord de la mer Noire. Photo: SP/Risoil

Fin février 2022, l’entreprise se retrouve à l’arrêt total. Les trois principaux ports ukrainiens de la mer Noire, à Odessa, Pivdenny et Tchornomorsk, sont bloqués par l’armée russe. Aucun navire ne peut sortir.

Côté ukrainien, l’armée mine les plages et les accès aux ports, pour entraver une éventuelle attaque amphibie des forces russes.

«Nous avons aussi coulé nos bateaux pour les sécuriser», témoigne Shota Khajishvili, dont l’entreprise a fourni des camionnettes, des jeeps, des drones et des médicaments à l’armée ukrainienne.

Une fête à chaque bateau

Après cinq mois de blocage, les Nations Unies et la Turquie parviennent à obtenir un accord entre l’Ukraine et la Russie pour permettre la reprise des exportations depuis les ports ukrainiens.

Le 1er août 2022, un premier navire quitte le port d’Odessa avec 25’000 tonnes de maïs à son bord, direction l’Egypte. Les jours suivants, quatre bateaux partent de Tchornomorsk chargés de céréales ou de farine de tournesol.

«Malgré toutes les difficultés, les employés étaient heureux de pouvoir recommencer le travail»

Ces corridors permettent à Risoil de reprendre ses activités. «Malgré toutes les difficultés, les employés étaient heureux de pouvoir recommencer le travail», raconte le patron.

Depuis août, il organise tous les matins à 7 heures une séance avec ses collaborateurs au bout de la jetée. «Aujourd’hui encore, nous nous réjouissons de chaque nouveau bateau qui arrive comme si c’était le premier», témoigne celui qui poste presque tous les matins une photo du port sur Instagram.

Les bateaux, il les appelle les «dames», en référence aux noms qui leur sont souvent donnés: «Lady Perla» a quitté Tchornomorsk le 8 février, «Tramp Lady» a suivi deux jours plus tard.

La seconde «dame» attend encore, au port d’Istanbul, son inspection par le Centre de Coordination conjointe (CCC), organisme chargé du contrôle du transport des grains ukrainiens. «Ils doivent vérifier que les bateaux qui arrivent ne cachent pas d’armes ni de soldats, et que ceux qui partent ne transportent que des céréales», explique Shota Khajishvili.

Quai flambant neuf

Aujourd’hui, l’entreprise tourne avec presque tous ses employés, mais à environ 50% de ses capacités. L’attention de Shota Khajishvili est entièrement focalisée sur l’avenir et, plus particulièrement, sur son dernier grand projet: la construction d’un quai flambant neuf.

Ce «quai bidirectionnel» devrait permettre «le chargement rapide de pétrole et de céréales», indique Julia Probachai, attachée de presse de l’entreprise. «Par le passé, nous exportions 10-15% des céréales et de l’huile de tournesol ukrainiens. Avec cette nouvelle infrastructure, nous voulions atteindre 25-30% en 2022», ajoute Shota Khajishvili.

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Risoil est en train de construire un nouveau quai sur son terminal, visant à augmenter ses capacités. Photo: SP/Risoil

Mais la guerre a entravé ses plans. Prévue initialement en juin 2022, l’inauguration du quai a dû être repoussée. Si les travaux n’ont pu reprendre qu’en septembre dernier, la nouvelle plateforme est aujourd’hui «pratiquement prête», sourit Julia Probachai.

Par le biais de son entreprise, Shota Khajishvili a le sentiment de faire «quelque chose d’utile» pour son pays et pour le monde. S’il se dit reconnaissant envers les Etats qui ont «aidé ou accueilli» des compatriotes, il rêve de voir la guerre prendre fin, ses petits-enfants voyager partout dans le monde et l’Ukraine fleurir économiquement. Mais de tous ses rêves, un seul est sûr à ses yeux: «l’Ukraine va gagner».

Cet article a été réalisé en collaboration avec l’interprète ukrainienne Marharyta Kaliushka.

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