Président d’un pays qui s’interroge sur sa neutralité, Ignazio Cassis est sous pression. La guerre succède à la pandémie alors qu’il reste embourbé dans le dossier européen. Dans une dizaine de jours, le Tessinois recevra des délégations du monde entier à Lugano, avec l’espoir d’imaginer la reconstruction d’une Ukraine ravagée par les bombes. Dans une petite salle de l’aile ouest du Palais fédéral, il a répondu à nos questions sur un ton calme et prudent.

Vous auriez pu être le président qui annonce la fin à la pandémie. Finalement, vous êtes le président de la guerre en Ukraine. Rien ne se passe comme prévu…

Bienvenue dans la réalité! Elle est la même pour le président de la Confédération que pour toute la population. Le destin nous amène à faire face aux joies et aux douleurs. Le 23 février, nous avons annoncé la fin de nombreuses mesures de lutte contre la pandémie, avec beaucoup de soulagement. Et moins de 24 heures plus tard, le Conseil fédéral était réuni en séance extraordinaire parce que la Russie a décidé d’envahir l’Ukraine. Nous devons faire face à cette nouvelle réalité, même s’il y a une certaine fatigue dans la population et dans les institutions.

Vous êtes vous-même fatigué?

Tout le monde est fatigué. Le gouvernement aussi. Nous avons dû faire face à une pandémie de deux ans, qui nous a limités dans nos libertés, et qui nous a tous touchés de près ou de loin. Et maintenant, une guerre entre deux pays souverains revient sur le continent européen.

Nous devrons peut-être adopter un mode de vie un peu plus frugal.

La prochaine crise, ce sera celle de l’inflation et du pouvoir d’achat?

Nous affrontons plusieurs crises en même temps et je crois que l’inflation va beaucoup nous occuper ces prochains mois. L’augmentation des prix du carburant et de l’énergie, c’est une conséquence de la guerre. Nous devrons peut-être adopter un mode de vie un peu plus frugal, et prendre l’habitude d’économiser sur le chauffage, les déplacements et l’alimentation. Depuis la chute du mur de Berlin, le monde semblait assez homogène. Aujourd’hui, il redevient hétérogène, et plus polarisé que nous le souhaiterions.

Vous avez invité une quarantaine de pays à Lugano pour une conférence sur l’Ukraine. Que peut-on en attendre, à part une déclaration d’intention?

Le but de cette conférence est d’ouvrir le chemin pour une reconstruction de l’Ukraine. Le pays est détruit par la guerre, surtout à l’est et au sud, il risque de perdre la moitié de son Produit intérieur brut, et environ un quart de sa population a été déplacée. Ce pays doit pouvoir conserver un espoir, et imaginer un futur. La reconstruction sera longue et difficile. Il faudra décider comment s’y prendre et la conférence de Lugano espère répondre à cette question.

Cette conférence a été agendée avant la guerre. Ce sont les Ukrainiens qui ont souhaité en faire un évènement extraordinaire?

Nous avons pris cette décision ensemble, avec les Ukrainiens. La conférence aurait dû parler de réformes parce que l’Ukraine n’est pas encore une démocratie moderne. Même si le président Zelensky a accéléré les choses depuis son élection, ce pays aura beaucoup de travail pour éliminer la corruption et décentraliser l’Etat.

Une fois le choc des premières semaines de guerre passé, j’ai beaucoup parlé avec le président et le premier ministre ukrainiens, et nous avons décidé de maintenir l’organisation de cette conférence. Si elle avait été annulée, ça aurait signifié que le pays n’avait plus de futur. Maintenant, nous espérons répondre aux nombreuses questions de la reconstruction, à commencer par définir les priorités, les méthodes et les principes de cette dernière.

Si la guerre dure des années, personne ne se souviendra de Lugano…

Le but n’est pas que les gens se souviennent de Lugano. Le but est d’ouvrir le chemin de la reconstruction. Si nous y parvenons, nous aurons eu raison. Et si notre objectif se perd au fil du temps, alors nous n’aurons peut-être pas été assez percutants, ou alors nous serons intervenus trop tôt ou trop tard.

Pour certains de vos adversaires, cette conférence sert surtout votre propre gloire. Qu’est-ce que vous leur répondez?

Dans une démocratie, tout le monde commente les décisions de l’Etat et chacun est libre de s’exprimer. Notre volonté est d’aider l’Ukraine. Nous voulons donner de l’espoir et un futur à ce pays.

Plus personne ne pense que le président Zelensky viendra…

Pour Monsieur Zelensky, c’est très dangereux de sortir du pays. Il risque tous les jours sa vie. Nous verrons comment les Ukrainiens évaluent la situation. De notre côté, nous faisons le nécessaire pour pouvoir l’accueillir et lui offrir la meilleure sécurité possible s’il décide de venir. Mais s’il participe virtuellement aux discussions et que seul le premier ministre vient à Lugano, cela fonctionnera aussi.

Moment de détente entre Irène Kälin et Ignazio Cassis. La présidente du National s’est rendue en Ukraine, lui pas encore. attendra encore: «Pour l’instant, je (n'en) vois pas la nécessité.» Photo: Keystone.

Il y a une année, la Suisse recevait les présidents américain et russe Biden et Poutine à Genève, notamment pour parler de l’Ukraine. Aujourd’hui c’est la guerre. La diplomatie fonctionne-t-elle encore avec la Russie?

Avant la guerre, nous avons intensifié les contacts diplomatiques. J’ai moi-même rencontré les ministres des affaires étrangères Sergueï Lavrov et Anthony Blinken lors de leur venue à Genève en janvier dernier. A ce moment-là, je croyais que la diplomatie permettrait de calmer le jeu et d’éviter ce qui a fini par arriver. Cela n’a pas été le cas. Ce n’est pas une raison pour dire que nous avons eu tort de faire ce travail. Aujourd’hui, nous referions la même chose.

Maintenant, nous espérons que la guerre prendra fin aussi rapidement que possible. Et quand les armes se tairont, les principes de la reconstruction décidés à Lugano seront très utiles. Nous n’avons pas encore d’estimation précise des coûts de la reconstruction et la guerre n’est pas encore terminée. Mais nous parlons déjà de montants gigantesques, qui se monteront à plusieurs centaines de milliards de dollars.

Vivons-nous un de ces moments de l’histoire où la Suisse redéfinit sa politique de neutralité?

Je pense que la Suisse doit redéfinir sa neutralité à chaque crise. Et nous en vivons une aujourd’hui, bien sûr. Très tôt, en mars, j’ai demandé un rapport qui a pour objectif de mettre à jour la réflexion globale sur la neutralité. Ce travail n’avait plus été fait depuis 1993. Entre temps, beaucoup de choses se sont passées. Nous avons adhéré à l’ONU il y a 20 ans et nous venons d'entrer dans son Conseil de sécurité. Nous avons mené des activités diplomatiques durant plusieurs guerres internes ou internationales.

La question de notre comportement vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine s’était déjà posée au moment de l’annexion de la Crimée, mais il était trop tôt pour que le débat débute. Aujourd’hui, je suis satisfait d’avoir pris la décision de rediscuter la neutralité de manière approfondie. Ce rapport est presque terminé et il sera soumis au Conseil fédéral juste après l’été.

Quel rôle peut jouer une Suisse neutre dans un Conseil de sécurité conflictuel, alors que le climat international est tendu?

Je peux inverser la question. Comment peut-on être actif à l’ONU si l’on est pas neutre? L’ONU est une organisation neutre et universelle. Elle est l’addition de toutes les visions du monde qui essayent de trouver un chemin commun. Au Conseil de sécurité, la Suisse aura le rôle de facilitateur, de médiateur, de bâtisseur de ponts. Le but est de faire dialoguer les pays les plus puissants de ce monde. La Suisse cherchera aussi à mettre des thèmes à l’agenda et, avec les autres membres non permanents, à jouer le rôle de contre-pouvoir. La neutralité juridique de la Suisse le permet sans aucun problème.

Ignazio Cassis arrive dans les bâtiments des Nations Unies à New York. Le 9 juin dernier, la Suisse est entrée au Conseil de sécurité de l’ONU.

Aujourd’hui, ni la Russie ni les Etats-Unis n’estiment que la Suisse est neutre…

La Suisse doit être crédible au-delà de sa neutralité juridique, au travers de sa politique. Depuis l’entrée en vigueur de la loi sur les embargos, nous avons repris environ 80% des sanctions de l’Union européenne. La reprise des sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie était une décision politique orientée par les valeurs inscrites dans notre Constitution. Elle se justifie par une violente rupture du droit international, et par la violation de nos principes et de nos valeurs. Cette décision rend la Suisse crédible et respectable auprès des pays qui partagent des valeurs similaires. Par contre, aux yeux de la Russie, notre neutralité a été entachée. Et de son point de vue, c’est normal.

Le peuple suisse a choisi son camp avec la constitution.

Cela ne signifie-t-il pas que la Suisse a choisi son camp?

Le peuple suisse a choisi son camp avec la Constitution. Il y a inscrit ses valeurs et ce sont celles du monde occidental.

Ce sont donc les valeurs qui font la différence entre la neutralité «active», dont nous parlions jusqu’ici, et la neutralité «coopérative» dont vous parlez depuis peu?

La neutralité active a été conçue pour les temps de paix, durant lesquels la Suisse ne peut pas s’endormir et doit continuer à offrir ses services. Aujourd’hui, nous sommes en temps de guerre. Nous devons non seulement être actifs, mais nous devons aussi collaborer avec les pays qui partagent nos valeurs pour que notre neutralité reste reconnue.

Est neutre un pays qui est considéré comme tel. Il faudra donc non seulement reconstruire l’Ukraine, mais aussi la neutralité suisse?

J’utiliserais d’autres termes. Il ne faut pas reconstruire la neutralité, mais continuer à la construire. C’est un travail permanent que nous faisons depuis 200 ans. Il y a des moments où ce travail est moins intensif car la neutralité n'est pas un thème d'actualité. Quand des crises éclatent, il faut se remettre à la tâche.

Si vous regardez l’histoire suisse de la neutralité, elle est faite de hauts et de bas. Aujourd'hui, il faut expliquer notre neutralité à la population suisse et à la terre entière pour garder notre crédibilité. Quand le monde reste calme, ce sont nos activités diplomatiques et humanitaires qui permettent de la renforcer.

Avec la Russie, ce sera sans doute difficile…

La Suisse a proposé ses bons offices tant à l’Ukraine qu’à la Russie. En ce moment, l’Ukraine nous demande du soutien, surtout consulaire, pour sa population en Russie. Nous sommes maintenant en discussion avec la Russie, car il est nécessaire que les trois parties concernées donnent leur accord. Offrir nos bons offices, comme nous le faisons entre les Etats-Unis et l’Iran, participe à notre crédibilité.

Est-ce que l’initiative de l’UDC pour une stricte neutralité vous inquiète?

Le débat montre que la neutralité est importante, et qu’elle fait partie de notre identité commune. Cela dit, nous devons prendre soin de ce qui nous caractérise et être prudents avec les changements trop rapides, surtout en temps de crise. Il faut des décennies pour bâtir les institutions. Il ne faut pas tout changer en versant dans l'émotionnel.

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