Seize mois après l’invasion par l’armée de Poutine, la guerre bat son plein. Et pourtant, jour après jour, des milliers de mètres cubes de gaz produits chez l’ennemi russe continuent d’être pompés, d’est en ouest, dans les gazoducs ukrainiens pour être livrés en Slovaquie et en Hongrie.

Interrogé fin mai dans son bureau de Kiev, Oleksiy Tchernychov, le patron de Naftogaz, la compagnie publique gazière, ne cachait pas son embarras. «Je me suis posé la question, Je l’ai posée à Bruxelles. Nous continuons d’assurer ce transit, car les Européens de l’Est ont encore besoin de ce gaz» russe, explique celui qui fut ministre chargé du Développement régional jusqu’à l’automne 2022.

Oleksiy Tchernychov, le patron de Naftogaz, le 20 janvier dernier au WEF, le Forum économique de Davos.
(KEYSTONE/Gian Ehrenzeller)

Sur l’ensemble de 2022, le gaz russe a encore assuré près de 25% des besoins européens. «Nous espérons que les Européens vont encore réduire leur consommation de gaz russe», poursuit Oleksiy Tchernychov.

Le siège de Naftogaz, dans le centre de la capitale, occupe un immeuble ancien qui cache des bureaux modernes. Pas de signe distinctif à l’extérieur. Plus de plaque non plus identifiant la rue, pour perturber les Russes en cas d’invasion du cœur de Kiev.

Le transit du gaz russe via le réseau de tuyaux ukrainien est régi selon un contrat de 2019 signé dans le cadre des accords de Minsk en présence des présidents Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine, sous les auspices d’Emmanuel Macron et Angela Merkel. Il était convenu que le volume livré entre 2021 et 2024 serait de 40 milliards de mètres cubes par an (quasiment l’équivalent de la consommation annuelle de la France).

Gazprom a cependant réduit ses livraisons. À hauteur de quelque 12 milliards de mètres cubes, en rythme annuel, estime Jean-Michel Gauthier, enseignant à HEC Paris à la chaire énergie et finance. Actuellement, 5% des importations de gaz de l’Europe transitent par l’Ukraine.

La Russie continue par ailleurs de desservir le sud-est de l’Europe via le gazoduc TurkStream. Surtout, elle a augmenté ses livraisons par bateau, du gaz naturel liquéfié (GNL) pour plus de 8 milliards de mètres cubes depuis le début de l’année.

7 milliards de dollars

L’accord entre Gazprom et l’Ukraine a été négocié selon le principe «livrer ou payer» («ship or pay», selon la terminologie anglaise employée par les industriels). C’est-à-dire que si Gazprom ne livre pas, il doit quand même payer.

Combien rapporte à l’Ukraine ce passage de molécules de méthane russe? Oleksiy Tchernychov ne répond pas, le montant n’est pas public. Et, ajoute-t-il, l’entité responsable de l’acheminement dans les gazoducs n’est pas Naftogaz, mais la société gérant les gazoducs, GTSOU.

«C’est du pareil au même», assure un observateur européen à Kiev. Selon plusieurs sources, le transit devait rapporter 7 milliards de dollars à l’Ukraine jusqu’en 2024.

Cette situation ambiguë pourrait toutefois changer bientôt. Les probabilités de reconduire un contrat de cinq ans avec Gazprom sont très minces, indiquait il y a quelques jours le ministre ukrainien de l’Énergie, Herman Halouchtchenko, au «Financial Times».

En attendant, la priorité d’Oleksiy Tchernychov est d’assurer l’approvisionnement en gaz tout en réformant son entreprise, réputée pour son opacité passée, notamment via l’entrée de personnalités étrangères au conseil d’administration.

L’armée russe, en octobre dernier, a lancé une offensive ciblée sur les infrastructures énergétiques. «Nous avons perdu des sites de production dans les régions de Poltava et Karkhiv», «des pertes de plus de 1 milliard de dollars», déplore le PDG.

La production nationale est d’environ 18 milliards de mètres cubes. De quoi être autosuffisant selon lui, compte tenu de l’effondrement de la consommation dû à la destruction ou l’arrêt de l’industrie ukrainienne.

Le patron voudrait capitaliser sur un atout majeur du pays: son réservoir naturel, «le plus grand d’Europe», capable de stocker 31 milliards de mètres cubes de gaz. «Avoir l’Union européenne comme client serait une récompense.»

Fabrice Nodé-Langlois

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