Ces derniers jours, Damien Cottier était en Ukraine pour collecter des informations sur les violations des droits de l’homme constatées durant les premiers mois de la guerre. Le conseiller national libéral-radical neuchâtelois préside à la fois la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme du Conseil de l’Europe et la petite délégation qui s’est rendue à Boutcha, Irpin et Kiev. Il a rencontré des représentants des autorités locales, de la justice et du parlement, ainsi que des ministres et la procureure générale. Il a répondu à nos questions peu avant de quitter la Pologne mercredi.

Qu’est-ce que vous avez vu à Boutcha?

J’ai vu ces lieux dont nous avions tous déjà vu les images. Et même si un peu de temps a passé, c’est différent d’être sur place, et de voir les endroits du drame. Nous nous sommes rendus dans l’église à côté de laquelle se trouvait la fosse commune où une centaine de corps avaient été enterrés. Ils ont déjà été exhumés par des enquêteurs internationaux pour des analyses scientifiques, mais aussi pour identifier les cadavres et les rendre à leur famille.

Nous nous sommes entretenus avec le prêtre orthodoxe de cette église et avec des habitants. Ils ont raconté des exécutions dans les rues, sans sommation, alors que les victimes se rendaient simplement au magasin ou chez un voisin. Ils ont parlé des cadavres qui sont restés pendant des jours, voire des semaines, là où ils sont tombés, sans que leurs familles puissent y accéder pour leur donner une sépulture...

«Ça aurait pu être n’importe quelle ville de Suisse ou d’Europe»

Et à Irpin?

C’était très différent parce que la ville se trouvait sur la ligne de front. Nous avons vu le fameux pont sous lequel les civils s’étaient réfugiés au début du conflit et qui a été détruit pour arrêter l’avancée des chars russes. Ce qui m’a frappé, c’est que ça aurait pu être n’importe quelle ville de Suisse ou d’Europe. Les bâtiments étaient assez modernes et cossus. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont totalement ou partiellement détruits et nous pouvons encore voir des carcasses de voitures. Il y avait partout des impacts d'obus ou de balles.

Les Ukrainiens tentent déjà de reconstruire et de réparer ce qui peut l’être avant l’hiver. Beaucoup de gens reviennent. Ils seront logés dans des structures provisoires car dans quelques mois, il fera très froid.

Qu’est-ce que vous avez ressenti?

De l’émotion bien sûr, particulièrement au moment de notre rencontre avec le prêtre de Boutcha. Sa communauté a été décimée sous ses yeux. J’ai été choqué par ses descriptions d’assassinats commis de sang froid. De tels actes sont des crimes de guerre punis par le droit international.

Vous parlerez de crimes de guerre dans votre rapport?

Oui. Même s’il faut être prudent et que les tribunaux devront trancher dans chaque cas, nous avons suffisamment d’éléments concordants pour parler de crimes de guerre, et nous pouvons probablement parler de crimes contre l’humanité. Les populations civiles sont régulièrement attaquées de manière délibérée, et ceci est contraire aux Conventions de Genève. Ce ne sont pas des accidents. Ce qu’il s’est passé à Boutcha et ce qu'il se passe aujourd'hui dans d'autres parties du pays, ce sont des crimes de guerre.

Que peut-on attendre de votre enquête?

Je ne suis pas enquêteur, mais parlementaire. J’accomplis un travail d’analyse sur les conséquences juridiques du conflit que je dois rendre au plus tard en avril 2024. Mais j’espère avoir des premiers éléments cet automne. Nous étudions particulièrement les questions juridiques relatives au crime d’agression, et la possibilité de créer un tribunal international spécial pour juger ce crime, comme cela s’est déjà produit dans le passé. C’est une proposition du Conseil de l’Europe.

«C’est à la Cour pénale internationale décider si elle se saisira de ces crimes»

Nous étudions aussi les poursuites pénales à mener. Les crimes de guerre seront jugés par la justice ukrainienne, qui reçoit des centaines de plaintes tous les jours, et qui en a déjà enregistré plus de 20 000! Elle mène un immense travail de récolte de preuves matérielles et de témoignages et elle a besoin de soutien. Seuls quelques cas, sans doute les plus importants ou les plus symboliques, peut-être les cas de crime contre l’humanité, devraient être jugés par la Cour pénale internationale. Mais c’est à elle de décider si elle se saisira de ces crimes. La Suisse et une quarantaine d’autres pays l’y ont invitée.

Nous travaillons aussi sur la question des réparations, et ce devrait être à l’agresseur de les payer. D’importantes sommes d’argent russe ont été gelées dans le monde. Une partie de cet argent, celui qui est public et qui appartient à l’Etat, pourrait être affecté à la reconstruction de l'Ukraine. Dans tous les cas, les efforts de la population ukrainienne, même avec une aide internationale, ne suffiront pas. J’espère que la conférence de Lugano, la semaine prochaine, nous donnera aussi des indications sur la reconstruction du pays, qui coûtera des centaines de milliards!

N’est-il pas trop tôt pour parler de reconstruction?

Pas du tout. A Irpin, des architectes sont déjà sur le terrain. Sur place il y avait beaucoup d'émotion mais la question de la reconstruction venait très vite. Ces gens sont impressionnants. Ils se sont déjà adaptés à une nouvelle réalité, et même s’ils vivent dans un pays en guerre, ils parlent beaucoup d’avenir.

C’est aussi un peu surréaliste de voir que Kiev vit presque normalement. Les sirènes retentissent plusieurs fois par jour et il y a des check-points, mais au centre-ville, il y a une activité qui semble habituelle, presque comme une vie normale, avec des badauds qui vont au travail ou font du shopping.

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