Alors que les manifestations continuent après le coup d’Etat du 1er février, l’ex-dirigeante birmane Aung San Suu Kyi a comparu hier, sans avocat, devant la justice par visioconférence. Après celles de 1988 et de 2007, la crise qui secoue actuellement la Birmanie est révélatrice de l’échec de la démocratisation du pays, souligne David Camroux, politologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est et professeur à Sciences Po (Paris). Entretien.

Les experts expliquent le putsch par la crainte des militaires de perdre leur pouvoir face au processus démocratique: risque réel ou fantasme?

David Camroux: Il y avait effectivement un risque que les militaires perdent leur pouvoir à terme. Pour mieux le comprendre, il faut reprendre le film de l’histoire. En 1988 eurent lieu des manifestations, suivies en 1990 d’une Constitution avec le retour en politique d’Aung San Suu Kyi, fille du fondateur de la Birmanie moderne. Dans les années 1990, sous pression des Chinois, les militaires se résolvent à sortir de leur isolement, en décidant de changer le statut de la Birmanie.

Quel a été le premier pas dans la sortie de l’isolement international du pays?

Le processus d’ouverture a débuté avec l’entrée de la Birmanie dans l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) en 1997. Après une nouvelle crise, en 2007, les militaires se décident à accorder une nouvelle Constitution en 2008, qui est le péché originel de ce qui s’est passé depuis…

Pourquoi ?

Cette Constitution maintient une tutelle militaire sur le pays, c’est une démocratisation sous étroite surveillance. Cette façade démocratique ne devait pas aller au-delà des concessions accordées par les militaires. Dans les faits, la Birmanie est un pays littéralement «possédé» par les militaires, notamment au niveau économique où ils possèdent de grands conglomérats.

L’entrée dans l’ère démocratique aurait dû profiter à l’aura des militaires. Le contraire s’est produit,

Les militaires ont deux problèmes. D’abord, ils sont extrêmement impopulaires, alors qu’Aung San Suu Kyi et les idées démocratiques sont très populaires. En 2010, les militaires créent un parti (USDP), en faisant mine de jouer un peu le jeu démocratique. Mais c’est un échec électoral, aggravé encore lors des dernières législatives de novembre 2020.

Les militaires ont deux problèmes.

David Camroux, politologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est et professeur à Sciences Po (Paris)

Ensuite, l’armée n’est plus respectée dans l’opinion publique, alors que les généraux estiment qu’ils sont les seuls garants de l’unité nationale depuis l’indépendance du pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En fait, c’est une armée qui reste totalement incompétente. Elle n’existe que pour l’oppression de son propre peuple.

De son côté, pourquoi Aung San Suu Kyi a-t-elle fini par collaborer avec les militaires?

Il faut rappeler que son père, qui a négocié l’indépendance de la Birmanie en 1947, était un ancien militaire. En 2012, Aung San Suu Kyi décide de jouer le jeu des militaires en participant aux élections partielles. Sauf que pour son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), la Constitution de 2008 n’est pas l’aboutissement mais seulement le commencement de la démocratisation du pays. Le malentendu est profond et la LND va tenter de modifier progressivement la Constitution.

En 2012, Aung San Suu Kyi décide de jouer le jeu des militaires en participant aux élections partielles.

David Camroux, politologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est et professeur à Sciences Po (Paris)

Face à la tutelle de l’armée, quelle a été la stratégie d’Aung San Suu Kyi?

La première chose que va faire son parti est de créer pour elle un poste de conseillère spéciale de l’Etat, soit l’équivalent d’un rôle de chef de gouvernement. Ce poste est voté par le parlement à la majorité simple, évitant le blocage des députés liés à l’armée. La LND a donc «contourné» les limites de la Constitution pour faire d’Aung San Suu Kyi une présidente de facto…

La décennie de démocratisation (2011-2021) de la Birmanie est-elle celle d’un affrontement permanent?

Oui, depuis une dizaine d’années, la cohabitation a été très difficile: les militaires ont tout fait pour saboter l’action du gouvernement élu. Exemple édifiant: l’exode provoqué des Rohingyas, en 2017, et les actes génocidaires commis par l’armée. Cette crise a été déclenchée au moment même où Aung San Suu Kyi, le gouvernement et un groupe d’experts devaient faire des propositions à l’ONU pour résoudre le problème des musulmans dans l’Etat d’Arakan. Usant du prétexte d’un incident frontalier, l’armée déclenche alors une vague de purification ethnique, poussant 700 000 personnes vers le Bangladesh.

Aung San Suu Kyi a été très critiquée pour s’être alignée sur la doctrine de l’armée…

Un de ses grands échecs, c’est surtout de ne pas être parvenue à mener les négociations avec les différents groupes ethniques, dont certains ont des projets sécessionnistes. Mais ce projet a également été saboté par l’armée, qui est seule habilitée à intervenir dans les zones frontalières.

Aung San Suu Kyi est réputée pour être quelqu’un d’assez autoritaire.

David Camroux, politologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est et professeur à Sciences Po (Paris)

L’autre grand problème de cette démocratisation ratée ne réside-t-il pas dans la personnalité même de la «dame de Rangoun»?

Effectivement, Aung San Suu Kyi est réputée pour être quelqu’un d’assez autoritaire, qui n’aime pas déléguer ses pouvoirs. Mais le plus grave, c’est qu’elle a créé un vide: on ne voit aucun successeur se profiler derrière elle. Son parti (LND) est géré par d’anciens généraux qui n’ont pas laissé monter une jeune génération pour gouverner.

PASCAL BAERISWYL

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