CRITIQUE - PAR GEORGES CATTIN
Transcendant, surnaturel, surhumain: tels ont été les adjectifs utilisés par les auditeurs, vendredi soir, après l'éblouissant récital donné par Cameron Carpenter en l'église de Saignelégier. Il est vrai que la technique du jeune organiste new-yorkais dépasse le pouvoir évocateur des simples mots. Toutefois, il importe d'aller au-delà des apparences, des clichés, ou de l'aspect «singe savant» que serait tenté d'inspirer le personnage. Et c'est là que l'émerveillement succède à la surprise. Non seulement Carpenter dispose de ressources physiques inimaginables, mais c'est aussi un artiste prodigieusement intelligent et sensible, qui comprend parfaitement la pensée du compositeur et qui l'exprime avec une pénétrante fidélité.
Prenez le «Premier choral» de César Franck! Cette page admirable est invariablement jouée sur les registrations «voulues par le maître» qui disposait d'un orgue dernier cri en 1859! Or, Carpenter adapte le discours musical aux possibilités techniques du 21e siècle (registrations programmables) pour révéler d'innombrables subtilités d'écriture qui, habituellement, passent à la trappe. Au final, César Franck n'est plus seulement «organistique»; il redevient «symphonique» par le chatoiement des couleurs, par la dynamique des plans sonores, par une nouvelle répartition des fonctions au niveau de l'interprète.
Pensez au «Prélude et fugue» de Marcel Dupré! Au meilleur des cas, les rares organistes qui s'attaquent à cet os n'en tirent qu'un interminable et soporifique contrepoint. A Saignelégier vendredi soir, Carpenter a accompli le prodige de nous révéler un Marcel Dupré souple, vivant, d'une transparente luminosité ce que Marcel Dupré lui-même était loin de pouvoir accomplir.
Imaginez la «Méphisto-Valse» de Franz Liszt! Partition de tous les délires, elle vibre, tantôt mystérieuse, tantôt redondante et frénétique, dans un foisonnement de sons à l'équilibre parfait. Les passages lyriques y sont priés avec un rubato idéal; les zones virtuoses s'ébrouent sans effort apparent, jusqu'à leur accomplissement magnifique.
Et que dire des improvisations, des ostinati de pédale, du louvoiement des thèmes jazzy aux ornementations tellement pianistiques? Certes, la perfection n'est pas d'ici bas! Mais en définitive, Cameron Carpenter ne serait-il pas déjà «plus que parfait»?
Un grand bravo aux organisateurs, à Stéphane Schüpbach, titulaire de l'orgue de Saignelégier et mentor de ce rendez-vous, aux vidéastes qui ont si subtilement capté le Maître à ses claviers, ainsi qu'au très nombreux public qui à parfaitement capté l'enjeu de ce récital mémorable.