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Eclairage: «Le dernier homme ou la pandémie comme outil de critique sociale»

Des universitaires et des spécialistes nous éclairent sur des sujets d’actualité, de société ou de recherche. Aujourd’hui, Patrick Vincent, professeur de littérature anglaise et américaine à l’Université de Neuchâtel, évoque un ouvrage de Mary Shelley, qui traite d’une pandémie.

16 mars 2020, 17:00
Rome désertée: Mary Shelley avait imaginé la scène dans son ouvrage «Le Dernier homme».

«Moi qui, tout à l’heure, pouvais presque entendre les cris de la foule romaine, et bousculé par d’innombrables multitudes, voyais maintenant les ruines désertes de Rome dormir sous son propre ciel bleu; des moutons paissaient sans surveillance sur le Palatin et un buffle marchait le long de la Voie sacrée qui menait au Capitole. J’étais seul au Forum; seul à Rome; seul au monde.»

C’est ainsi que s’exprime Lionel Verney à la fin du «Dernier homme» de Mary Shelley, un roman paru dix ans après «Frankenstein», en 1826. Nous sommes en 2100: la peste s’est propagée depuis l’Asie, décimant lentement l’humanité. Même la Grande-Bretagne, qui s’imagine bien évidemment à l’abri du fléau, est atteinte, obligeant les Anglais à émigrer en masse vers le continent.

Verney et ses trois compagnons se dirigent vers ce qu’on appelle alors la Suisse, c’est-à-dire les glaciers sublimes de Chamonix, où «la tyrannie barbare» de la peste prend fin. Mais il est trop tard: ses amis meurent en traversant une Italie déserte, et pour une raison inexplicable, seul le héros est épargné.

Ce scénario de science-fiction apocalyptique n’est bien sûr ni le premier ni le dernier à s’inspirer d’une épidémie. De Sophocle à Stephen King en passant par Boccace, Defoe, Camus, ou encore Garcia Marquez, les épidémies servent souvent de métaphores aux auteurs pour commenter leurs propres actualités ou philosopher plus généralement sur la condition humaine.

Ce choc des civilisations donne lieu à une infection idéologique et morale plutôt que biologique.

Le roman de Mary Shelley fait d’ailleurs partie d’une pléthore de textes sur la même thématique publiés autour de 1800, une période qui ne connut paradoxalement pas d’épidémies sérieuses. La théorie des germes n’étant qu’à ses débuts, les traités d’épidémiologie favorisaient alors la transmission des maladies par l’air plutôt que par une contagion directe entre personnes, alimentant les critiques «progressistes» de mesures jugées désuètes, telles que la quarantaine ou la fermeture des frontières. C’est pourquoi la peste dans le «Dernier homme» est portée d’est en ouest par le vent: aucun régime politique et aucune mesure sanitaire ne peuvent l’arrêter.

Si Mary Shelley ne fait pas référence à une infection réelle, que peut donc symboliser l’épidémie dans son roman? C’est lors d’une croisade menée par l’ami du héros contre Constantinople afin de libérer la Grèce que la peste est libérée. On peut en conclure que ce choc des civilisations donne lieu à une infection idéologique et morale plutôt que biologique, le spectre de la xénophobie et du racisme venant hanter la Grande Bretagne colonialiste.

Dans un passage troublant, Lionel se retrouve dans les bras d’un «nègre à demi vêtu, se tordant sous l’agonie de la maladie […] Il enroula ses bras nus purulents autour de moi, son visage était proche du mien, et son souffle, chargé de mort, pénétra dans mes entrailles.» Contrairement à tous les autres personnages, le héros est contaminé au toucher, mais il s’en remet, comme si le contact direct avec le spectre barbare de l’Autre pouvait servir d’antidote.

L’Africain, comme les Juifs au Moyen Age ou les Chinois aujourd’hui, sert de bouc émissaire tout trouvé pour expliquer l’épidémie. Or Mary Shelley, dans «Le Dernier homme», imagine une fin apocalyptique afin de critiquer ce réflexe, et pour nous rappeler que l’être humain ne pourra jamais totalement dominer la nature.

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