Romain Gary a fait son entrée en littérature grâce à «Education européenne», un roman écrit alors qu’il combattait avec les Alliés, dont la trame prend place au sein de résistants polonais s’abritant en forêt pendant la Deuxième Guerre mondiale. En 1948, il réécrit «Oliver Twist» de Charles Dickens en le situant en France, directement après ce conflit qui lui a valu de devenir «compagnon de la Libération»; il intitule ce texte «Le grand vestiaire». C’est ce que constate le jeune Luc, le monde est devenu «un immense vestiaire plein de défroques aux manches vides, d’où aucune main fraternelle ne se tendait».
J’y pense souvent, quand j’arpente des rues «en Pandémie» («De la démocratie en Pandémie», excellent tract de Barbara Stiegler), masqués et «socialement distancés» que nous sommes, invités à écraser langage et discussions avec des sabots.
Que cartographions-nous, avec nos visages étouffés, nos restaurants vides, nos files d’attente sans paroles?
J’ai retrouvé cette manière de faire grincer l’absence en parcourant «Au pays des Bourbaki – 150 ans de la retraite de l’armée de l’Est», ceci grâce aux créations saisissantes de Laurent Guenat sur la traversée, en février 1871, de la frontière suisse par des milliers de militaires français en déroute. S’y trouve notamment une «Chaise» vide hurlant sa solitude. Un silence gonflé de débattue et de pas de décharge dans la neige.
«Seule la plante des pieds du soldat
Cartographie sa perte»,
écrit Alexandre Caldara, pour qui le peintre, Laurent Guenat donc, est un «échalas de tendresse».
Que cartographions-nous, avec nos visages étouffés, nos restaurants vides, nos files d’attente sans paroles, la notion de «guerre» agitée de manière indécente et ces chiffres érigés comme des indicateurs alors qu’ils sonnent désespérément creux? Quelles places pour la conscience historique, la pensée et la tendresse?