Il y a toutes sortes de journaux, pour ce qu’il en reste encore. Quand j’étais gosse, mon père livrait "La Feuille d’Avis de Neuchâtel" le matin, et "Le Curieux" une fois par semaine l’après-midi. "Le Curieux" parut de 1936 à 1956: s’il disparut, c’est qu’il avait été "vaincu par la renaissance de la concurrence française" (Dictionnaire historique de la Suisse).
La presse neuchâteloise, comme la presse romande, a passé depuis 50 ans par des vicissitudes redoutables, qui ne s’expliquent sans doute que partiellement par l’éclosion du numérique. Déjà à la Renaissance l’apparition de l’imprimerie avait semblé anéantir l’écriture manuscrite. "Cela tuera cela", comme l’avait synthétisé Victor Hugo: "Un livre est sitôt fait, coûte si peu, et peut aller si loin! Comment s’étonner que toute la pensée humaine s’écoule par cette pente? (…) Le grand poème, le grand édifice, le grand œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, il s’imprimera".
L’irruption du numérique semble répéter et redoubler ce séisme ancien. Le matin.ch sera plus immatériel, moins tangible et moins maniable que "Le Matin" de nos matins. On ne le lira plus au café, ou alors au prix d’une solitude irrémédiable. La petite victoire du matin.ch sera alors, selon toute probabilité, une victoire à la Pyrrhus, une petite mort, un peu comme l’orgasme annoncé que constituerait le triomphe de la civilisation artificielle.
Tant que demeure un certain équilibre entre le papier et le numérique, l’humain se maintient. Le jour où le numérique aurait tué intégralement le papier, c’est l’homme lui-même qui disparaîtrait.