Depuis sa tourelle, le mécano lance le balancier de sa pelleteuse et le godet se plante sec dans la terre. «Halte!», lui crie son collègue qui se tient en face, avant de sauter dans le fossé, le regard effaré. Horreur: la pelle a tranché un corps humain sur toute sa longueur. «Merde alors…»
Tout allait si bien! Un brave Suisse avait acheté ce petit terrain en Haute-Saône, près de Villersexel, et entamé des travaux de terrassement. Et voilà qu’il fallait tout arrêter, appeler la police, subir des interrogatoires, peut-être renoncer à sa propriété… Non, non, non. Pas avant une petite enquête discrète.
Et il apprend qu’en janvier 1871, le général Bourbaki avait repris aux Prussiens le château de Villersexel, malgré le délabrement de son armée. Les Prussiens, qui avaient opéré un recul tactique, l’ont ensuite rétamé à Héricourt, l’empêchant d’aller libérer Belfort et le poussant vers Pontarlier et… la Suisse.
Ces batailles, entamées au canon et achevées à la baïonnette, ont laissé de nombreux cadavres dans la boue des trous d’obus. Tous n’ont pas été sortis de là, recevant comme seule sépulture les statistiques de l’Histoire. «La paix des morts mérite une petite entorse au devoir de dénonciation», a décrété notre Helvète. Et il a rebouché le trou.
«Imagine qu’on ait identifié ce type», racontera-t-il plus tard, autour d’une bouteille d’Alsace. «La famille n’aurait reçu que la moitié de la pension rétroactive, vu qu’on n’avait là qu’un demi-corps!» Mieux valait donc reboucher (le trou, pas la bouteille).
François Nussbaum