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Eclairage de Patrick Vincent: «Un étranger dans le village»

«Même dans ce trou perdu sur les hauteurs, cette conviction donne aux villageois l’assurance d’être supérieurs à un homme éduqué et cosmopolite mais noir», écrit Patrick Vincent, professeur à l’Université de Neuchâtel, à propos de James Baldwin, venu à Loèche-les-Bains. Comme d’autres personnalités locales, nous l’invitons à s’exprimer régulièrement sur des sujets d’actualité.

24 juin 2020, 17:00
James Baldwin a séjourné à Loèche-les-Bains, en Valais, au début des années 60.

Le débat public autour de «Black Lives Matter» nous invite à réfléchir sur les différences historiques concernant le racisme, notamment entre la Suisse et les États-Unis. Un essai bouleversant publié en 1953 par l’écrivain américain James Baldwin apporte un éclairage sur la question, suggérant que la situation dans son pays est exceptionnelle, mais que cela ne disculpe en rien le reste de l’Occident.

Baldwin raconte son expérience à Loèche-les-Bains, où «aucun Noir n’avait encore jamais mis les pieds». Les enfants le poursuivent dans la rue en criant «Neger! Neger!», d’autres veulent passer leurs mains dans ses cheveux. Il n’y avait aucune méchanceté dans ces gestes, ironise l’auteur, uniquement l’émerveillement de découvrir un être complètement différent, autrement dit pas humain.

Carnaval oblige, il rencontre deux jeunes grimés qui font l’aumône pour sauver les âmes perdues d’Afrique. De fil en aiguille, l’essai remonte aux origines de l’esclavagisme, c’est-à-dire à l’idée de la suprématie blanche, qui revient à penser que l’homme blanc est l’unique créateur et gardien de la civilisation. Même dans ce trou perdu sur les hauteurs, cette conviction donne aux villageois l’assurance d’être supérieurs à un homme éduqué et cosmopolite mais noir.

L’histoire croisée des deux races aux Etats-Unis a transformé les Blancs tout autant que les Noirs, et rend donc impossible un retour à la «simplicité de ce village européen»

Baldwin passera deux hivers à Loèche; les villageois s’habituent à lui, certains plaisantent même qu’ils vont lui apprendre à skier. Mais les cris de «Neger» continuent à résonner dans son esprit et il n’arrive pas à se défaire de sa propre histoire, qui est celle de l’esclavagisme. «Ici, je suis un étranger. Mais en Amérique, je suis chez moi et le même terme y renvoie à la lutte qui a éclaté, à cause de ma présence, dans l’âme américaine.»

L’essai conclut néanmoins sur une note positive, et prophétique: l’histoire croisée des deux races aux Etats-Unis a transformé les Blancs tout autant que les Noirs, et rend donc impossible un retour à la «simplicité de ce village européen» où les gens «ont encore le luxe de me voir comme un étranger».

Soixante ans plus tard, qu’en est-il du «village»? Rendant hommage à Baldwin en 2014, l’auteur américano-nigérien Teju Cole décrit sa visite à Loèche, où il croise bien entendu d’autres Noirs et n’a jamais l’impression de se sentir différent. Mais de retour à son hôtel, il lit les actualités, et y découvre les émeutes qui enflamment Ferguson suite à l’assassinat par la police de Michael Brown.

Cette tragédie, une des origines du mouvement actuel contre le racisme, lui rappelle que le fantasme d’un village tout blanc reste puissant, et qu’il ne sera jamais véritablement libre tant que les Noirs sont perçus comme des étrangers – que ce soit aux Etats-Unis, en Suisse, ou n’importe où dans le monde.

Sources:

James Baldwin, «Un étranger dans le village», Chroniques d’un enfant du pays, Paris, Gallimard, 2019
Teju Cole, «Black Body», Known and Strange Things, New York, Random House, 2016
«Un étranger dans le village», dir. Pierre Koralnik et Henri Chaix, Genève: TSR, 1962.

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