Harcèlement de rue: comment la lutte s'organise

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Sifflements, remarques désobligeantes, sentiment d’insécurité: le harcèlement de rue n’épargne pas les habitantes du canton de Neuchâtel. S’il est difficile de chiffrer le phénomène, la résistance s’organise, entre applications mobiles, cours de self-défense et sensibilisation. Nous inaugurons ici un nouveau format rédactionnel, le long format. Pour vous le faire découvrir, et parce que cette thématique nous tient particulièrement à cœur, nous vous offrons exceptionnellement l’accès gratuit à cet article, réservé à nos abonnés.


Textes: Lea Gloor Photos: Lucas Vuitel

04 mars 2020, 19:00
Màj. le 23 nov. 2021 à 10:50

"J'ai paniqué"

«Pause de midi. J'attends à la caisse d'un supermarché. Devant moi, un gars de mon âge avec un soda à la main. Il attend aussi. Il commence à me poser des questions: mon prénom, où j’habite... Je réponds poliment mais sans relancer. C'est son tour. Il paie sa boisson et sort du magasin. Je suis rassurée: les choses vont s'arrêter là. Mais lorsque je quitte à mon tour le bâtiment, je constate qu'il m'a attendue dehors. ‘Et merde’. Je vois déjà le tableau se dessiner.» Alexia* se souvient comme si c’était hier de ce trajet en Ville de Neuchâtel, un simple jour de semaine.

«L’homme commence à me parler et me suit sur le chemin de mon bureau. Je ne me souviens plus du détail de la conversation. Juste qu'il me dit qu'il ferait de moi une princesse. Je lui réponds que ça ne m'intéresse pas. J'essaie de lui faire comprendre qu'il m'impose sa présence et que je n'en ai pas forcément envie. Il se crispe, devient agressif. Je commence à stresser. Je calme le jeu, sans pour autant entrer dans le sien. Je ne veux pas lui donner mon numéro. Il veut voir où je travaille. C'est les vacances et je suis seule dans les locaux. Je ne veux pas qu'il sache où c’est. Mais il ne veut pas me laisser.»

Le stress monte encore d’un cran pour la Neuchâteloise de 30 ans: «On passe à côté d'un bâtiment de l'Université. Alors j'invente un truc: je lui dis que je travaille là-dedans, et que je vais retourner à mon bureau alors que nos chemins se séparent ici. Mais il me répond: ‘Il est public ce bâtiment non? Je peux entrer!’ Je dois de nouveau insister: ‘Non, c'est mon lieu de travail, vous n’avez pas à m'y accompagner et je préfère qu'on en reste là’. Après quelques minutes de négociations – ‘Je veux te revoir. Laissons le destin en décider’ - il semble accepter et s'en va. J’entre dans le bâtiment et erre un moment dans les couloirs. J'ai peur qu'il soit encore dehors. Je veux attendre suffisamment longtemps pour être sûre qu'il soit parti.»

Temps mort. «Je finis par ressortir et me rends vite sur mon lieu de travail, regardant autour de moi pour m'assurer qu'il ne me suit pas. Je monte les escaliers et entre dans mon bureau, que je ferme à clé. Mon cœur bat à toute vitesse. Je me dis que j'exagère, que je panique pour rien. Et pourtant, je n'y peux rien.»

* Prénom d’emprunt

Oser parler

Aussi violente qu’elle puisse être, la situation vécue par Alexia n’est pas exceptionnelle dans le canton de Neuchâtel. Il suffit d’être à l’écoute de femmes de tout milieu et de tout âge pour s’en convaincre: le harcèlement de rue est une réalité dans la région.

Les résultats d’un sondage sur le sentiment de sécurité dans le canton diffusé le 3 février par la police neuchâteloise montrent que 6% des personnes interrogées craignent une agression verbale à caractère sexuel dans leur quartier et 5% une agression physique à caractère sexuel.

«A 11 ans, alors que je marchais dans une rue du centre-ville de Neuchâtel en leggings pour aller à une séance d’escalade, j’ai entendu à côté de moi un ‘Salope!’ Je me suis retournée, j’ai vu un homme qui s’éloignait tranquillement après m’avoir dit ça», raconte Laura, 14 ans. «Récemment, dans le tram, avec une amie, on était en train de manger un peu après le sport quand on s’est aperçu que des garçons un peu plus loin se moquaient de nous. Ils disaient des trucs bien crades, tout ça parce qu’on mangeait une banane. Ils ne criaient pas, mais on pouvait les entendre. Ce sont des moments qui marquent, on ne sait pas quoi faire quand ça arrive. Et maintenant, malgré moi, j’ai intégré le fait qu’être habillée de telle manière ou faire tel geste en public m’expose à ce genre de choses.»

Ces situations, le collectif Stop harcèlement Neuchâtel les combat depuis 2016, à coups d’événements et de distribution de flyers. Ses membres ont également soutenu la proposition de la conseillère générale de la Ville de Neuchâtel Marion Zwygart (Solidarités) en 2017. Adopté, l’arrêté engage le Conseil communal à pratiquer une «politique active et volontariste de prévention du harcèlement de rue à caractère sexiste, relatif à l’identité de genre ou à l’orientation sexuelle».

La Ville a par exemple organisé un happening à la place Pury et sensibilisé ses médiateurs urbains à la question du harcèlement. Depuis deux ans, des flyers indiquant conseils et personnes de contact sont distribués par leurs soins aux habitants.

«Nous sommes aussi sensibles à l’éclairage des rues. Par ailleurs, pendant la Fête des vendanges, les rives sont spécialement illuminées», relève Violaine Blétry-de Montmollin, conseillère communale chargée de la sécurité. A ses yeux, la capitale cantonale n’est pas particulièrement touchée par le phénomène, mais «il nous interpelle en tant que collectivité publique».

La Bevaisanne Diane Esselborn se bat contre le harcèlement de rue dans le canton de Neuchâtel.

La première chose est de rendre le phénomène visible, d’en parler autour de soi.

Diane Esselborn, cofondatrice du collectif Stop harcèlement Neuchâtel

A La Chaux-de-Fonds, une motion du groupe socialiste déposée en novembre dernier demande au Conseil communal de «mettre en place une politique active visant à lutter contre le harcèlement de rue sous toutes ses formes».

Le texte stipule que cette politique «devra reposer sur un plan d'action axé sur les moyens d'information, de sensibilisation et de sécurisation, mené en coordination entre les différents services de l'administration mais aussi avec les partenaires externes, notamment les établissements publics.» Le sujet doit être discuté ce jeudi 5 mars en séance du Conseil général.

Ailleurs en Romandie, des villes se sont déjà positionnées sur la question: Fribourg vient de lancer une étude visant à chiffrer le phénomène et Genève et Lausanne ont sensibilisé leurs agents de police. Entre autres.

Diane Esselborn, l’une des fondatrices du collectif Stop harcèlement Neuchâtel, s’en réjouit: «La première chose est de rendre le phénomène visible, d’en parler autour de soi. C’est notamment ce qu’a permis le mouvement #Metoo. Les femmes, et dans une moindre proportion des hommes, peuvent être harcelées dès la préadolescence. Or c’est une période à laquelle on n’a pas forcément envie de parler de ses problèmes à ses parents.»

Aux yeux de la Bevaisanne d’origine, l’école a ainsi un rôle de sensibilisation à jouer. «Il n’y a pas d’âge pour être harcelé. En gare de Berne par exemple, on a demandé à une connaissance âgée de 70 ans si elle était une prostituée.» Elle résume: «Il s’agit de ne pas stigmatiser les hommes, mais d’en parler.»

Comment signaler?

Dénoncer un cas de harcèlement n’est pas chose aisée pour les victimes. On sait ainsi que nombre de cas ne sont tout bonnement pas signalés à la police. A la honte, voire la culpabilité ressentie, s’ajoute un vide juridique. En Suisse, la notion de harcèlement de rue en tant que telle n’apparaît pas dans le répertoire des infractions.

Une dizaine d’articles de loi peuvent néanmoins être invoqués en fonction de la situation rencontrée, d’insulte à désagréments causés par la confrontation à un acte d’ordre sexuel. Cette multiplicité des infractions complique la tâche des forces de l’ordre. «Pour mesurer l’ampleur d’un phénomène, il nous faut en dresser une cartographie», commente Georges-André Lozouet, chargé de communication de la police neuchâteloise.

Or, une dénonciation, pour injure par exemple, peut recouvrir des réalités très diverses. On peut aussi informer la police d’une situation sans déposer plainte. «Cela va déjà permettre à la police de récolter des informations», note-t-il. «Dans tous les cas, il ne faut pas hésiter à appeler le 117.»

A ces interrogations, une association vaudoise a décidé de donner une autre réponse. Menée par la conseillère nationale verte Léonore Porchet, EyesUp a lancé en juin dernier une application mobile permettant de signaler des agressions anonymement. Salutation ou regard déplacé, sifflement, commentaire à caractère sexuel, 18 actes peuvent être signalés, par une victime ou un témoin. La personne donne ensuite des précisions sur l’auteur, le lieu, le moment et son ressenti au moment des faits.

Ces signalements visent notamment la production de statistiques et de rapports, mais pas seulement. «EyesUp répond à un besoin très clair des victimes: ne plus baisser les yeux et faire semblant qu’il ne s’est rien passé», lance Léonore Porchet. A terme, l’association espère faire changer les politiques en la matière. «Actuellement, je suis amendée si je crache au sol, mais pas si je suis quelqu’un dans la rue», illustre la Lausannoise. Au 24 janvier, l’application a été téléchargée plus de 2500 fois et près de 900 signalements ont été faits en Suisse romande.

Depuis novembre, Lausanne propose aussi une prestation en ligne permettant de dénoncer un cas de harcèlement. L’objectif est de dresser une carte des lieux à problèmes.

 

Comment se défendre?

Tous les acteurs concernés par le phénomène s’accordent sur ce point: la responsabilité de l’agression ne doit jamais tomber sur les épaules des victimes. Des associations diffusent régulièrement des conseils destinés aux victimes et aux témoins. L’objectif? Les aider à éviter les harceleurs ou à leur faire face.

Depuis 1994, l’école Tatout, basée à Neuchâtel, propose par exemple des cours d’autoprotection mixtes ou dédiés aux femmes. La méthode vise à faire baisser le sentiment d’insécurité des participants, explique sa directrice, Daphné Jaquet-Chiffelle.

Une technique à toute épreuve? «Il n’y a pas de baguette magique, mais on peut avoir une boîte à outils bien remplie pour mettre toutes les chances de son côté», relativise-t-elle.

 

Question d’attitude

Dans la rue, il s’agit d’abord d’éviter d’être prise pour cible. La formatrice conseille d’adopter une attitude corporelle dégageant une certaine confiance en soi. «Ce que recherche le harceleur, c’est le pouvoir. Il va chercher à déstabiliser, à effrayer ou à pousser à répondre pour agresser en retour. Le but est alors de passer son chemin et de se mettre en sécurité.»

On évitera les regards fuyants pour privilégier une démarche détendue et déterminée. «Il faut avoir conscience de son environnement et de ce que l’on dégage», commente la directrice. Elle propose aussi aux participants de travailler leur respiration – afin de garder leur calme – ou leur vision périphérique – pour mieux repérer les dangers. L’usage du smartphone pour décourager les harceleurs – le fameux faux coup de fil à un ami – doit être judicieux. «Il ne doit pas déconcentrer.»

Gestion de la distance

Si on devait être harcelée, plusieurs réactions sont possibles. «Si la personne ne me bloque pas le passage, je vais continuer d’avancer, en lui adressant un bonjour qui veut dire au revoir», illustre Daphné Jaquet-Chiffelle. On conservera également son rythme de marche.

Et si l’assaillant empêche sa proie de passer? «La clé, c’est la gestion de la distance», affirme la formatrice. Dans la rue, deux, trois mètres permettent à ses yeux d’évaluer correctement une situation.

La victime ne doit pas hésiter à faire face à la personne, à la regarder dans les yeux et à lui demander de la laisser passer, sans insulte. «Pas besoin d’être pleine d’esprit, il faut aller à l’essentiel. Si le harceleur ne lâche pas, on peut monter le ton tout en restant dans une certaine neutralité.»

Des gestes qui sauvent

Parfois, rien n’y fait et la situation dégénère. Il s’agit alors de savoir se défendre physiquement et d’appeler les secours. Les participants aux cours de l’école Tatout apprennent plusieurs mouvements, qu’ils répètent sur des formateurs en armure. «Ces techniques sont inspirées des agressions décrites dans des rapports de police», explique Daphné Jaquet-Chiffelle.

Et le spray au poivre? «Nous ne recommandons pas son usage. D’abord parce que ce n'est pas si facile à utiliser. Contrairement aux idées reçues, il faut apprendre à s'en servir. Il demande que la personne garde sa motricité fine pour l'actionner en situation de peur intense. Encore faut-il l'avoir sous la main au moment de l'agression sans devoir fouiller au fond de son sac», réagit la formatrice.

Tatout n’est pas la seule école à proposer des cours de self-defense dans la région. Le Jeettek Team, à Saint-Blaise, propose des formations pour femmes, tout comme l’Ecole de Krav Maga Neuchâtel, à Marin. Ce sport inspiré des méthodes de combat du Mossad – l’une des agences de renseignement d’Israël – compte aussi une école à La Chaux-de-Fonds.

Au dojo Goshindo to Kenko, dans le Haut, on enseigne une méthode Inspirée de l’aïkijutsu et du ju-jitsu. Un peu plus loin, l’école-club Migros de Bienne organise des cours de self-défense dédiés aux femmes. A Yverdon-les-Bains, des cours mixtes ou pour ados sont programmés.

Une armure permet aux participants des cours donnés par l'école Tatout de répéter mouvements de défense.

Les images ont été réalisées en collaboration avec des étudiants en théâtre.

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