La Chaux-de-Fonds, le 3 avril 2020,
Chère grand-maman, cher grand-papa,
Vraiment très chers. Très chers à mon cœur, bien sûr. Très chers et très grands surtout. Depuis quand ne nous sommes-nous pas revus? Je crois bien que c’était à l’occasion de vos 40 ans de mariage. 40 ans! Alors que vous êtes en pleine quarantaine. Alors je me pose cette question: «Peut-on avoir la crise de la quarantaine à 94 ans?» Peut-être. Mes chers grands-parents, je regrette profondément de ne pas venir vous voir plus souvent.
Accaparé par mon travail de comptable qui me prend tout mon temps qui nous est compté comme vous le savez, je m’aperçois que votre absence me coûte. Je ne parle pas de ces nouveaux moyens de communication modernes qui ne fonctionnent presque jamais: soit c’est l’image qui tremble, soit c’est vous.
Avant l’arrivée du virus, il était permis de venir vous voir, mais on n’avait pas trop le temps. Maintenant, on a le temps mais on ne peut plus trop venir vous voir. «Pourquoi s’intéresse-t-on soudainement à nous?», m’avez-vous dit hier en posant votre biscotte sur le clavier de l’ordinateur alors qu’on vous a déjà dit cent fois de ne pas le faire.
«Faut-il un virus invisible pour vous apercevoir qu’on est à nouveau visibles? Pourquoi cette soudaine épidémie de gentillesse, ces tsunamis d’applaudissements hébétés après de stupides apéros online, ces cris de supporters frustrés de leur play-off perdus d’avance, à hurler sur les balcons leurs «Sautillez, sautillez, ouais, ouais!» en l’honneur du corps médical qui leur répond: «Mais y sont où? Mais y sont où? Mais y sont où ces respirateurs?»
Applaudir le personnel soignant qui est aux soins intensifs depuis des années… Ah, si seulement cette bonté et cette solidarité étaient quotidiennes… Si seulement nos patrons et nos hommes politiques avaient laissé tomber leur masque plus tôt et s’inquiétaient du bien-être des plus démunis plutôt que de celui de leur économie qui semble tousser de manière inquiétante. «En Antarctique la température est de 19 degrés, celle de ma voisine de chambre de 39,5. Dois-je m’inquiéter du réchauffement climatique?»
Comme vous me l’avez dit au téléphone: «Merci de penser à nous et profitez de votre temps pour écrire aussi une lettre aux sans-abri qui sont punis de ne pas respecter le confinement (mais à quelle adresse?), aux nouveaux explorateurs qui viennent découvrir l’Europe après avoir traversé la Méditerranée – pas plus de 50 personnes par embarcation, en respectant bien les 2 mètres de distance de sécurité – et n’oublions pas non plus tous nos incarcérés qui craignent par-dessus tout d’être confinés davantage.
Restez chez vous grand-maman et grand-papa! Mais aviez-vous seulement l’intention de vous en aller?
A très bientôt mes grands-parents adorés, avec toute mon admiration et ma reconnaissance,
Sincèrement,
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Ces lettres sont lues dans l’émission de la RTS «Porte-Plume» diffusée du lundi au vendredi de 11h à 11h30. Une opération en partenariat avec «Le Nouvelliste», «Le Quotidien jurassien», «Le Journal du Jura», «La Liberté», «La Côte» et le mensuel «Générations».
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