Vous, un vieillard, quelle blague! Avec votre oeil qui pétille et vos grands éclats de rire d'homme simple et heureux. «La tête est encore jeune mais c'est tout ce qui reste! Le bon Dieu n'a pas l'air de vouloir me laisser tomber.» Est-ce lui qui vous prête cette inspiration, ce sens des musiques douces pour faire écrin à votre voix velours?
«Révérence», votre nouvel album, enregistré en partie au pays de Lula, a des accents bossa-nova et jazz. «La musique brésilienne, c'est la musique du siècle, pour moi: la plus douce, la plus inventive, un peu classe. Les Brésiliens ont la jeunesse du coeur, la générosité, la joie de vivre, le sourire malgré tout». En parlant d'eux, c'est votre autoportrait que vous dessinez.
Les musiciens brésiliens vous ont accueilli comme l'un des leurs. Ils savent que c'est votre chanson «Dans mon île» qui a soufflé l'idée de la bossa-nova à Antonio Carlos Jobim. Même si vous ne voulez pas l'admettre. «Un coup de pot terrible, dites-vous, rien qu'une petite chanson que j'avais faite dans ma loge. Trois petites notes et quelques accords, voyez comme ça peut prendre des dimensions invraisemblables!» Le président Lula vous a décoré. Un rire balaie votre émotion: «En France, quand j'ai eu la légion d'honneur, ils m'ont donné un tout petit machin. Mais là-bas, ils voient grand: ça part de la poitrine et ça arrive aux pieds!»
Pour vous, tout est chance, coïncidence, accident heureux, débrouillardise. A l'humilité des grands, vous ajoutez l'élégance. «Je suis un veinard, j'ai une carrière improvisée». Si vous n'aviez pas entendu Django Reinhardt, si votre père ne vous avait pas offert une guitare, si un pianiste ne vous avait pas suggéré de chanter plutôt que de siffler, si Reconnaissez-vous au moins le mérite de l'exigence envers vous-même: «On a tous une voie, mais il faut la déceler, et après il faut travailler, travailler, perfectionner. Moi, je suis allé jusqu'au bout. Dans ce que je fais, je veux être le meilleur, sans ça, autant ne pas y aller».
Le paresseux que vous êtes sait que, sans effort, on n'arrive à rien. «Si tout le monde était paresseux comme moi, il y aurait beaucoup plus de travailleurs, parce que je ne fais que ce qui m'amuse, donc je ne travaille pas, puisque je m'amuse! Quand je joue du piano, je m'amuse, quand je joue de la guitare, je m'amuse, quand je chante devant les gens, je m'amuse. Je n'ai jamais dit: il faut faire ça. Non, je le fais parce que j'en ai envie».
«On n'est que le résultat de sa vie», dites-vous en songeant à ces jeunes qui sortent en bandes et cassent des voitures. «S'ils écoutaient leurs parents qui leur disent de travailler à l'école, à 18 ans ça ne donnerait pas des voyous, ils ne seraient pas à envier celui qui a plus qu'eux. Mais s'il a plus, lui, c'est qu'il a bossé, il y a la sueur! Il faut travailler, c'est la base de tout. Mais allez expliquer ça à un jeune»
A vos oreilles, «retraite» sonne comme un gros mot. «Je ne me vois pas assis dans un jardin en train de regarder les oiseaux, puisque je peux créer encore. La plupart de mes copains qui arrêtent, ils sont morts d'ennui». Vous, cher Henri Salvador, votre coeur continue de battre pour la musique, pour ce métier qui consiste à «apporter du bonheur» et vous maintient, à 89 ans, «un jeune homme dans (votre) tête».
Que peut souhaiter aujourd'hui quelqu'un qui ne pensait jamais voir l'an 2000? «Une longue vie!» Et d'autres albums aussi bluffants que celui-ci? «Ah ça, je n'en sais rien. Est-ce que j'ai encore dix jours, cinq mois, une année, trois ans? Je n'ai plus l'âge de savoir. Il y a dix ans, j'aurais pu vous dire: à l'année prochaine. Mais là, l'année prochaine, je suis peut-être dans la boîte!» Dans la boîte, plaise au ciel que non. Mais dans nos coeurs, pour sûr. / MGI-Le Nouvelliste
«Révérence», V2 /TBA