Dans les labyrinthes de Fleischer

20 déc. 2008, 07:45

Sous la plume experte d'Alain Fleischer, le temps, l'Histoire et l'espace deviennent labyrinthiques. Dans son roman «Prolongations», où le match de football est une image de l'Europe, le narrateur, un jeune interprète-traducteur franco-hongrois, travaille pour le Congrès sur l'Europe. Tibor Schwarz s'aperçoit rapidement de la sénilité des fonctionnaires œuvrant au futur de l'Europe et de l'inutilité de sa présence. «Personne ne tient à accélérer les travaux du Congrès, nul n'a intérêt à les faire aboutir.»

Le Congrès se tient à Kaliningrad - autrefois Königsberg, patrie de Kant et capitale de la Prusse orientale -, enclave russe reçue en compensation des dommages causés par le Troisième Reich. De retour d'une nuit amoureuse avec la serveuse du QG des interprètes, la taverne Bei Kant, le narrateur, perdu dans la ville, demande son chemin à deux hommes parlant ensemble en allemand et en yiddish et s'entend répondre: «Votre question n'est pas la même en yiddish et en allemand, et elle n'appelle pas la même réponse. Il ne s'agit évidemment pas d'un problème de traduction.» Réponse labyrinthique s'il en est. Cette rencontre étrange avec Aaron Bernstein le trouble et le fait douter d'avoir passé la nuit avec la serveuse Stasya. Ce sentiment de rêve resurgit à plusieurs reprises et brouille toutes les frontières, y compris celles de l'espace et du temps.

D'ailleurs, deux mondes cohabitent dans cette ville. «Ici, à Kaliningrad, on ne sait jamais ce que sont vraiment les gens qui se disent interprètes… interprète à Kaliningrad et pianiste ou physicien à Königsberg…», dit à Tibor Schwarz le seul chauffeur de taxi capable de le mener chez Aaron Bernstein dont l'adresse se termine par «Königsberg». Ce dernier avait intrigué le narrateur et lui avait donné une carte de visite. Il dirige une réunion de dix juifs centenaires et d'un vieil Allemand, qui ont pour but de redonner une place officielle à l'Allemagne d'hier dans cette ville où la Russie d'aujourd'hui se trouve partout.

Ces frontières brisées trouvent leur apogée dans une scène érotique. Invité par le chauffeur de taxi, Tibor se rend dans un étage inaccessible du Palais des Congrès, où se trouve un labyrinthe dont chaque salle renferme une mise en scène érotique et sadienne, qui lui donne envie de délivrer ces femmes condamnées à d'étranges traitements. Il réussit à s'en échapper avec une jeune fille qu'il connaît, et commence alors une étrange course-poursuite.

Complexe à tous les niveaux, «Prolongations» enchante véritablement. Les longues phrases très bien construites, son ironie, son onirisme, la multiplicité des sujets abordés, en un mot sa richesse, en font un roman remarquable.

«Prolongations», Alain Fleischer, Gallimard, 2008