Le loup est définitivement de retour dans la région. Observé régulièrement depuis plusieurs années entre le canton de Neuchâtel, le Jura et le Jura bernois, le canidé a pour la première fois attaqué des animaux de rente il y a deux semaines dans la région du Chasseral. Dans la nuit du 27 au 28 juillet dernier, il a tué plusieurs moutons d’un troupeau non gardé.

A la suite de ces événements, deux associations opposées se sont manifestées auprès de notre rédaction: l’Association suisse pour la protection des paysages contre les grands prédateurs, qui a demandé le tir du loup du Chasseral (refusé par le Canton de Berne), et l’Association avenir loup lynx Jura, qui milite pour une meilleure cohabitation.

Nous avons invité leurs deux représentants, Ronald Sommer, éleveur de moutons à Monible (Jura bernois) et secrétaire général de la première association, et Yves Bongard, naturaliste à Cortaillod, secrétaire de la seconde association, à croiser le fer.

Il y a deux semaines, sept moutons ont été retrouvés morts ou agonisants dans la région du Chasseral. Que vous êtes-vous dit en premier en apprenant la nouvelle?

Ronald Sommer Je m’attendais à une attaque car on savait qu’il y avait du loup dans la région, mais je suis choqué de l’ampleur. Les deux moutons disparus ont aussi été retrouvés morts, ça porte à neuf le nombre de moutons tués.

Yves Bongard Je ne suis absolument pas surpris non plus. On s’y attendait, mais on espérait qu’une attaque intervienne le plus tard possible et qu’entretemps, on aurait pu mettre en place des mesures de protection et que les débats entre protecteurs et éleveurs locaux aient déjà pu avoir lieu.

L’Arc jurassien n’est pas spécialement connu pour ses élevages de moutons, contrairement au Valais par exemple. Doit-on dès lors moins redouter le loup chez nous? Est-ce plus facile de protéger les quelques troupeaux qu’on a ici?

RS Non, on ne doit pas moins le redouter. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe dans le Jura vaudois. Aujourd’hui, ils ont quatre meutes avec celles qui sont à cheval sur la frontière française. Elles se développent et s’attaquent à du bovin. Beaucoup d’agriculteurs de là-bas arrêtent d’élever du petit bétail. J’en connais même un qui est en train d’abandonner l’élevage de vaches Highland, car elles sont trop petites. Le loup est opportuniste et va au plus facile: comme il n’y a pratiquement plus de petit bétail, il s’attaque aux plus petites vaches.

YB J’ai un avis complètement différent sur l’ensemble du sujet. Il n’y a pas de problème qu’un loup soit en contact avec des ovins, des bovins ou des équins. Il suffit de faire le nécessaire en termes de protection, d’apprendre des éleveurs d’ailleurs qui vivent déjà avec le loup et d’accepter de faire évoluer ses pratiques. Oui, le loup cherchera des proies. Vous citez les Highlands: elles viennent d’une région où il n’y a pas de loup. Elles se comportent face à lui exactement comme des moutons. On dit toujours que le loup s’attaque à des vaches, mais il s’attaque essentiellement à des veaux et des jeunes génisses lorsqu’il s’agit de bovins.

RS Je vous reprends quand même: deux vaches adultes, et pas des Highlands, ont été tuées l’an dernier dans la vallée de Joux!

En parlant de la Vallée de Joux, que peut-on apprendre de ces expériences?

YB Pour moi, c’est l’expérience principale dont on doit tenir compte pour Neuchâtel ou le Jura. Ce n’est pas ce qui se passe en Valais ou dans les Grisons. Dans le canton de Vaud, ils ont été pris de vitesse et aujourd’hui, on est en train de l’être dans notre région, d’où la lettre que notre association a écrite au Canton de Berne. D’autant plus que, ces jours, il y a plusieurs prédations autour de L’Abbaye, depuis le tir du loup alpha. La meute est aujourd’hui perturbée. Un tel tir amène davantage de dégâts car la meute est moins forte et s’attaque à ce qu’elle trouve.

RS A l’inverse, à Beverin, dans les Grisons, où le mâle alpha a aussi été tué, les dégâts ont cessé. On a aussi des leçons à tirer de là-bas: c’est l’endroit où il y a le plus de meutes en Suisse.

Face à face sur la présence du loup dans la région.
Avec Yves Bongard (association Avenir loup lynx Jura, avec les lunettes) et Ronald Sommer (Association Suisse pour la protection des territoires contre les grands prédateurs)

La Chaux-de-Fonds, 15.08.2023
Photo David Marchon © DAVID MARCHON

Ronald Sommer (au premier plan) face à Yves Bongard. Photo: David Marchon

Le tir d'individus problématiques, comme vous venez de le dire, peut-il être une solution?

RS C’est même une très bonne solution. Les loups chassent en meute et apprennent les uns des autres. Ces individus problématiques sont ceux qui ont compris comment déjouer les mesures de protection. Si on les tire, les autres comprendront que ces loups ne sont pas revenus parce qu’ils ont voulu s’attaquer à du bétail de rente.

YB On ne doit même pas parler de ça, car c’est illégal. Globalement, ce sont les dominants qui décident où va la meute et c’est illégal de tirer les mâles et les femelles dominantes. Le garde-faune qui a tiré le loup dominant à la Vallée de Joux a été dénoncé. Aujourd’hui, l’idée de la Confédération, c’est d’éduquer les meutes quand elles sont proches du gros bétail. Les gardes-faunes ont le droit de tirer principalement des louveteaux et des subadultes, si les zones de tirs ont été validées.

Dès lors, que doit-on faire aujourd’hui?

YB On doit mettre en place des solutions pour protéger le bétail et, surtout, expliquer à la population les bienfaits d’un loup. Aujourd’hui, on parle beaucoup de perte de la biodiversité. Il faut savoir que le loup, encore plus que le lynx, fait partie des espèces clés de voûte. Une prédation de loup en hiver servira à tous ceux qui vont profiter des restes, renards, corneilles, etc.

RS Le loup va nous faire perdre beaucoup plus de biodiversité que ce qu’on va gagner. Aux Grisons et en Valais, des alpages ont déjà été abandonnés et vont se transformer en forêt. Or, les pâturages les plus riches en biodiversité, comme ici les prairies maigres, sont les moins productifs et ceux pour lesquels le paysan a le plus de frais. Ce seront les premiers qu’on abandonnera.

Ne peut-on mettre en place des mesures de protection pour arriver à limiter ces problèmes?

RS Ces mesures ont un coût. Ici à Berne, Neuchâtel ou le Jura, on peut toucher un maximum, de 3000 francs pour protéger nos surfaces d’estivage. Mais rien n’est prévu pour le reste des surfaces qu’on utilise à l’année.

Pour mon pâturage, rien que le matériel nécessaire pour le protéger revient à 30 000 francs. Sans compter mes deux chiens de protection que je suis allé chercher en France, le travail d’entretien à fournir – il faut notamment couper ras l’herbe autour de la clôture – ou les frais de maintenance, qui s'élèvent facilement à 2000 francs par année, rien qu’en matériel à changer.

Et en plus, le financement de ces mesures est pris sur le crédit agricole. On rabote des prestations pour les agriculteurs pour financer le retour du loup. Nous avons donc davantage de travail pour recevoir finalement moins d’argent.

YB Dans notre association, on se rend compte que la difficulté, aujourd’hui, c’est qu’une partie des agriculteurs acceptent de prendre des mesures et prennent sur eux. On les en félicite, mais derrière, il serait important que les faîtières agricoles s’investissent dans la cohabitation.

Les vaches mères représentent un point très intéressant. Les bovins, quand leur troupeau est bien structuré, ont une propension à savoir se protéger. Quand on ne retire pas le veau à sa mère et qu’on ne la garde pas pour faire du lait, un troupeau est équilibré et peut se défendre. Il suffit de ramener les bovins qui pourraient être attaqués dans un parc pour la nuit.

Aujourd’hui, n’a-t-on pas l’espace nécessaire pour cohabiter avec le loup en Suisse?

RS Non, on a tout densifié, rendant la cohabitation impossible. L’exemple, ce sont mes deux chiens de protection. Ils n’ont jamais mordu quelqu’un, mais j’ai plein de réclamations de gens qui en ont peur et ne tolèrent pas ces deux chiens qui aboient le long de la clôture.

YB Ce que dit Monsieur Sommer est très intéressant, et c’est là qu’on peut se rejoindre sur quelque chose. Aujourd’hui, les gens sont déconnectés. Quand ils vont se balader dans les champs, ils ne savent pas quoi faire s’il y a des génisses qui les tracent. Ils partent en courant et dénoncent des vaches qui les ont «attaqués». Celui qui n’aime pas le loup va dire qu’elles sont plus nerveuses à cause du loup.

RS Alors ça, c’est un fait! Là où il y a du loup, les vaches sont plus nerveuses.

YB Je ne suis pas d’accord du tout. Nous, bénévoles et naturalistes, sommes aussi dans la nature et les vaches ne nous attaquent pas plus souvent. On se rend surtout compte que l’humain n’a plus l’habitude de vivre avec le sauvage. Et je pense qu’ensemble, on pourrait travailler sur la manière de se comporter des gens de la ville quand ils viennent dans la nature.

RS Oui, beaucoup de citadins n’ont aucune notion de l’agriculture. Mais vous n’êtes pas vous-même l’agriculteur qui travaille avec ces vaches. Qui doit en prendre une à part pour la soigner quand elle est nerveuse à cause du loup. Vous n’avez pas cette expérience non plus.

Photo: David Marchon

Plus généralement, vous parlez d’une méconnaissance du citadin envers le loup et d’une peur le concernant. D’où vient-elle?

YB De l’histoire. En Italie, où le loup a survécu à travers le 20e siècle, on raconte qu’une louve a recueilli Rémus et Romulus, ces deux gaillards qui ont créé Rome. Et Rome, c’est une fierté. D’office, avec un conte comme celui-là, il y a un esprit plus tolérant. Dans le monde francophone, on est parti sur des loups-garous ou le grand méchant loup. Alors que souvent, le problème, c’était des bipèdes et non des loups. L’étude du professeur Linnell, qui sera à La Chaux-de-Fonds le 5 novembre prochain, le montre: il n’y a qu’exceptionnellement du danger pour l’homme.

RS Oui, cette peur est due à l’histoire, mais elle n’est pas complètement infondée. Le loup n’est pas directement méchant pour l’homme, mais il pourra être dangereux si on se promène avec un chien par exemple, qui sera pris pour un concurrent. D’une même manière, au 19e siècle ou avant, c’était souvent à des enfants qu’on confiait la surveillance du bétail et il pouvait y avoir des accidents avec le loup. En Roumanie, on dit encore qu’un berger sans fusil est un berger mort.

Pour clore ce débat: si l’on doit garder un seul argument pour ou contre le loup, quel est-il?

RS On pourra augmenter les mesures de protection, toujours en faire plus et le loup apprendra toujours à les déjouer. Ce qui se passera, c’est l’abandon de l’agriculture dans beaucoup de régions d’estivage et une immense perte de biodiversité. On y perdra beaucoup plus qu’on y gagne: c’est impossible de cohabiter.

YB Je vais donner un avis personnel qui n’a rien à voir avec mon association. Rencontrer les animaux sauvages m’apporte du bonheur et une paix profonde. Et j’espère qu’un maximum de personnes puissent faire de telles rencontres.

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