Il ne fait pas chaud, pour un début d’été. Il peut bien grêler encore, j’en ai vu d’autres, à 1000 mètres d’altitude. Et de toute façon, pour moi, c’est la fin. Bientôt, je serai rasée. Anéantie.

J’ai été érigée en 1953, ici à la rue du Bois-Noir, à La Chaux-de-Fonds. Longue barre d’immeubles, on m’a construite à la hâte. Il fallait faire vite, les travailleurs arrivaient en masse dans la Métropole horlogère. Mais j’ai été si bien abandonnée par mes propriétaires privés qu’on est aujourd’hui pressé de me quitter et de… me détruire.

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Ma chaudière a des ratées, mes conduites sont tordues, mon toit s’effrite, des tiraillements se font sentir partout à l’intérieur. Je m’affaisse. On a pointé du doigt mon dernier proprio, un homme d’affaires saint-gallois en prison, et on met la faute sur le système, sur la spéculation immobilière.

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Ordre de partir ce jeudi au plus tard

Et maintenant? On va briser mes fenêtres, abattre mes murs. M’éparpiller. Et, j’espère, mieux reconstruire à la place de mon fantôme. Les prochains bâtisseurs n’ont pas intérêt à oublier que je repose sur une ancienne décharge. Sinon, leurs jolis murs tout neufs aussi finiront par s’affaisser…

En moins de deux mois, depuis la décision prise par le Conseil communal de faire évacuer mes occupants, près de quarante ménages ont déserté. Aux enchères, la semaine dernière, l’Etat a rapporté qu’il me restait encore six locataires. Que ceux-ci avaient ordre de partir d’ici ce jeudi 1er juillet au plus tard. Qu’ils allaient tous le faire. Sauf, peut-être, un couple apparemment sans solution.

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Où est le dernier locataire?

Ce couple, c’est un petit caillou dans les rouages du système, justement. Oh, je ne me fais aucune illusion, ça ne durera pas bien longtemps. Mais la gérance privée mandatée par l’Office des poursuites ne s’en occupe plus, et le nouveau propriétaire semble avoir du mal à joindre mes derniers locataires. Ils se font très discrets et à en juger par l’état de leur appartement, ils n’ont pas l’intention de bouger.

Des résistants? Le propriétaire et les journalistes les cherchent (la RTS prépare un reportage pour plus tard, et «ArcInfo» chasse les témoignages). Même la fille de ce couple insaisissable, qui pourtant s’est démenée pour obtenir de l’aide de la Ville après la fameuse annonce, ne leur répond pas au téléphone.

Excusez-moi, je n’ai pas trop le temps de vous répondre…

Une locataire en train de tout lancer par la fenêtre la veille du délai d’évacuation

Démolition probable à l’automne

Le nouveau propriétaire a beau vouloir me détruire le plus vite possible «pour des raisons de sécurité», c’est-à-dire cet automne si les procédures avancent très vite, il ne va quand même pas pouvoir le faire s’il reste quelqu’un – même théoriquement – dans l’immeuble. Il faudra bien que mes derniers locataires rendent leurs clés d’appartement.

Voilà 68 ans que je tiens debout par tous les temps, sans qu’on me soutienne. Me ravaler la façade, ça oui, ils l’ont fait! Ce n’est pas plus vieux que janvier 2021, pour accueillir un nouveau locataire. C’est-à-dire encaisser un nouveau loyer. Tout ça pour que tout le monde soit mis dehors quelques mois plus tard.

Les locataires ont même dû nettoyer

Pas rancuniers, mes locataires… Selon la gérance, ils ont presque tous payé jusqu’au bout. Ils ont même dû «poutzer» leur appartement avant de partir. Un nettoyage sommaire voulu par le règlement. C’est quand on leur a demandé de sortir aussi tous les éléments lourds n’étant pas d’origine qu’ils ont commencé à s’énerver.

Certains vont-ils saisir la justice pour se faire rembourser quelques loyers, comme dédommagement à leur expulsion? L’Association suisse des locataires (Asloca) est muette pour l’instant.

Elle balance tout par la fenêtre à la hâte

Je vois Madame Ferreira transpirer, en balançant tout à la dernière minute par la fenêtre du 3e étage… Après plus de 22 ans vécus chez moi. «Excusez-moi, je n’ai pas trop le temps de vous répondre…», a-t-elle lancé au journaliste venu toquer chez elle. Elle qui est toute seule, au chômage, et qui ne trouve personne pour évacuer son piano droit. Au moins, elle a déniché un logement pas loin, aux Forges.

Décidément, ces temps-ci, on déménage à n’importe quelle heure, dans cette baraque… Ce couple à l’aide sociale remplit pour la énième fois sa petite bagnole. Ces deux locataires n’ont pas dû atterrir très loin non plus. Et ils ne sont pas les seuls à se taper le transport des cartons sous la pluie.

Comment aurait-elle fait sans nous? Elle n’a reçu aucune visite, personne pour lui demander si elle avait besoin d’aide.

Le fils d’une locataire de Bois-Noir 3, âgée de 92 ans

Les plus anciens habitants, eux, sont au chaud, ailleurs évidemment. Madame Bonfanti, qui a vécu 58 ans chez moi, a trouvé refuge dans le «building». Vous savez, Bois-Noir 15-23, ce bâtiment d’influence Le Corbusier construit en 1950, qui avec ses dix étages était le plus grand immeuble locatif de Suisse.

Elle avait toujours dit qu’elle n’irait jamais habiter là-dedans, Madame Bonfanti. Comme quoi… Elle n’a pourtant pas l’air malheureuse. Juste un peu perdue, à 92 ans, avec la mémoire qui flanche. Mais elle est bien entourée. Sa retraitée de fille, qui habite Angers (FR), à plus de 700 kilomètres, est venue vivre six semaines avec sa maman.

Jeanine Bonfanti, 92 ans, qui a retrouvé un logement tout près, rue du Bois-Noir 23.

Une aide exceptionnelle au déménagement

Et maintenant, c’est le frère qui prend le relais. Il a le sentiment que des gens comme sa mère ont été abandonnés à leur sort. «Comment aurait-elle fait sans nous? Elle n’a reçu aucune visite chez elle. Personne pour lui expliquer cet avis d’expulsion, personne pour lui demander si elle avait besoin d’aide», a raconté son fils à la presse.

Mes occupants se sont précipités à la Gérance communale, qui a fait avec les moyens du bord pour aiguiller au mieux ces expulsés. Une seule personne, pauvre, a touché davantage que les 400 francs d’aide au déménagement, via une fondation.

Voilà ce que j’avais à transmettre. Avant de disparaître.

La Chaux-de-Fonds: les immeubles de Bois-Noir seront démolis d’ici fin octobre

L’état de dangerosité des immeubles de Bois-Noir 1 à 13 a été confirmé. Les bâtiments devront être détruits d’ici le 31 octobre 2021.