Au quotidien, le rituel se répétait dans la minuscule cuisine. Pour le
petit, le repas commençait par un cauchemar: la cuillerée d'huile de
foie de morue. Autour de la table en formica gris, on jouait des coudes
pour être assis à 12h30. Quand l'observatoire chronométrique donnait
l'heure exacte, le silence s'installait. Les catelles suintaient
d'humidité - surtout les jours de tranches panées - les hottes de
ventilation n'existaient pas. En hiver, on grelottait, fenêtre ouverte.
On empoignait les pots de moutarde recyclés en verres à sirop. Du
journal de la Radio romande, le petit tentait de capter ce que
signifiait crise pétrolière. Il comprenait surtout dimanche sans
voiture. Juste après les informations, on éteignait le poste et on
posait des questions. Puis le père s'en allait fumer la pipe au salon,
en buvant le café. Le grand frère enfourchait son Ciao maquillé et
filait retrouver ses potes. La grande sur s'empressait de se plonger
dans un roman qu'elle ne pouvait absolument pas quitter, à quelques
pages de la fin. Toujours à quelques pages de la fin. La sur donnait
cinq centimes au petit pour la remplacer à la corvée vaisselle. Le grand
frère payait mieux, le double même. Le petit engraissait le cochon de
la Banque cantonale, car il savait faire monter les enchères. Et puis,
stupeur, un jour, le gagne-pain a disparu. Les parents avaient investi
dans la machine. Il regardait ronronner le lave-vaisselle, conscient de
l'injustice de la situation. Depuis, il a renoncé à négocier ses
augmentations de salaire. Le rêve du capitalisme s'était effondré.
Votre publicité ici avec IMPACT_medias
Votre publicité ici avec IMPACT_medias