C’était le 23 octobre dernier. Le monde découvrait la minisérie «Le jeu de la dame» et le visage d’Elizabeth Harmon, une orpheline américaine surdouée des échecs. En une semaine, la trajectoire de cette héroïne à la santé et à l’histoire personnelle chaotiques totalisait déjà 62 millions de vues sur Netflix. Un record pour l’entreprise américaine.

Inspirée du roman éponyme de Walter Tevis publié en 1983, la série a aussi offert une visibilité inespérée aux échecs. Mondial, le phénomène n’a pas épargné le canton de Neuchâtel. Six mois après, les commerces se frottent les mains. Les clubs sont plus mitigés.

Les livres et les échiquiers s’arrachent

Dans le dernier numéro de son magazine «Aimer lire», Payot annonce des chiffres qui donnent le tournis. En novembre dernier, le groupe a enregistré une augmentation de 472% des ventes des ouvrages édités par Olibris, un spécialiste du jeu d’échecs, par rapport au même mois l’année précédente.

Le sommet de la vague a été atteint en décembre (+654%). «Les éditeurs n’arrivaient plus à suivre», témoigne Estelle Monnat, cheffe de service de la succursale de Neuchâtel.

Cette série a dépoussiéré notre sport.

Markus Angst, porte-parole de la Fédération suisse d’échec

Même discours à L’Ornithorynque. Le vendeur de jeux de société est passé d’un échiquier vendu par mois à deux par semaine dès la sortie de la série. La librairie Impressions, à La Chaux-de-Fonds, vendant également des échiquiers, fait état d’une demande deux à trois fois supérieure. Et partout le même public: des jeunes âgés de 20 à 35 ans.

Les grands gagnants restent cependant les sites de vente en ligne. Galaxus a par exemple assisté à une explosion (+2030%) des commandes d’échiquiers dans la région de Neuchâtel durant les trois derniers mois de 2020 par rapport à l’année précédente. C’est bien davantage qu’au niveau national (+680% pour la même période).

La série de Netflix a boosté la vente en ligne d’échiquiers. Photo: Lucas Vuitel

Pas de ruée sur les clubs d’échecs

«Cette série a dépoussiéré notre sport», admet Markus Angst, le porte-parole de la Fédération suisse d’échec. «Qu’on soit étranger aux échecs ou un joueur confirmé, chacun pouvait y trouver son compte.» Il relève notamment le réalisme des parties narrées dans la série, supervisées par l’ancien champion du monde Garry Kasparov.

6,8%

La proportion de femmes parmi les 4674 licenciés de Suisse.

Paradoxalement, les associations de la région «n’ont pas assisté à un tsunami d’inscriptions», dixit Patrick Hasler, président du club de Neuchâtel. Son homologue chaux-de-fonnier Gaëtan Dubois mentionne néanmoins «une augmentation de 10% des demandes par rapport à la normale».

Le coupable est tout désigné: le Covid-19. «Les salles sont fermées depuis… octobre 2020», indique Markus Angst. Une fois encore, les sites en ligne en profitent. Lichess.org indique par exemple être passé de 70 millions de parties jouées en octobre 2020 à plus de 100 millions en mars de cette année. Chess.com, lui, est passé de deux millions de joueurs inscrits à la sortie de la série à près de cinq millions fin janvier.

Un champion de Suisse neuchâtelois

Entre jouer une partie entre amis et franchir le seuil d’un club d’échecs, il y a un cap à franchir. Un Neuchâtelois le sait mieux que personne.

En 2020, Raphael Erne (15 ans) est devenu le champion de Suisse junior de la discipline. Même s’il n’a «pas encore» regardé la série américaine, le titulaire de 1941 Elo – système de points aux échecs – confirme certaines expériences vécues par son héroïne. «J’espère que la série encouragera davantage de femmes à nous rejoindre», souffle Markus Angst. Sur les 4674 licenciés en Suisse, seuls 6,8% sont des joueuses.

Je devrais sans doute rater mes études pour m’approcher d’un titre de champion du monde. Et ça, je n’en ai pas envie.

Raphael Erne, champion de Suisse junior d’échecs

Féru de mathématique, le membre du club de Neuchâtel «n’aime pas les jeux basés sur la chance. Aux échecs, tout est une question de stratégie et d’anticipation.» Raphael Erne, en dehors de ses quatre entraînements quotidiens, pratique également des phases de jeu spécifiques quotidiennement seul chez lui. S’il n’a pas d’hallucinations effrayantes à l’image de «Beth», Raphael Erne utilise régulièrement la visualisation.

A l’aube d’entrer au lycée Denis-de-Rougement, rêve-t-il d’imiter l’orpheline américaine en devenant champion du monde? «Je devrais sans doute rater mes études pour m’approcher d’un tel niveau», répond le Neuchâtelois. «Et ça, je n’en ai pas envie.» Échec et mat.

Raphael Erne apprécie la stratégie des échecs. Mais il ne s’imagine pas devenir champion du monde. Photo: Lucas Vuitel

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