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Un humour délicieusement fumeux

06 sept. 2011, 11:39

Classique de l'humour non-sensique des années Pilote, les «Clopinettes», dues à la complicité des deux monstres sacrés de la BD que sont Gotlib et Mandryka, nous reviennent aujourd'hui augmentées de trente pages totalement inédites qui retrouvent sans la moindre chute de tension le ton et la fraîcheur des planches originales.

Amis depuis presque un demi-siècle, Gotlib et Mandryka n'en ont pas moins suivi des trajectoires artistiques extrêmement différentes. Parti du très conventionnel et familial «Nanar et Jujube», Gotlib s'est peu à peu émancipé, évoluant vers une bande dessinée plus adulte et carrément provocatrice comme en témoignent les histoires à ne pas mettre entre toutes les mains de «Rha… Lovely et de «Rha… Gnagna». Depuis trente ans, il se contente d'ailleurs essentiellement de gérer une œuvre qui a sans doute trouvé son sommet dans la «Rubrique-à-brac», monument incontournable de la parodie francophone, dont l'humour «glacé et sophistiqué» (pour reprendre une expression typiquement gotlibienne) a marqué plusieurs générations de lecteurs et dont le dessin à la plastique immédiatement reconnaissable reste une pierre de touche de la BD moderne.

Jaillissement

Non moins fondamental, l'héritage de Mandryka se laisse pourtant moins facilement cerner. C'est déjà que, alors que l'œuvre de Gotlib témoigne du difficile combat du dessinateur pour devenir peu à peu lui-même, celle de Mandryka semble avoir jailli d'un seul coup de son cerveau: dès les premières aventures du «Concombre masqué», en 1965, dans l'hebdomadaire «Vaillant», les caractères essentiels du personnage (un légume anthropomorphe pour rompre avec la convention des animaux anthropomorphes) et de son univers (un désert propice aux dérapages sémantiques et graphiques de toutes sortes) sont fixés: ils ne changeront plus jusqu'à aujourd'hui, au point que Mandryka, qui produit toujours, a plus d'une fois déconcerté ses lecteurs par son goût de la reprise, ou de ce que l'on pourrait appeler la variation bifurquée. Ces retours sur des éléments et des épisodes déjà traités ne témoignent pourtant pas de l'épuisement de l'imagination mandrykienne. Au contraire, c'est en creusant sans cesse les mêmes sillons que le dessinateur trouve la clé de ses renouvellements: tel élément secondaire dans une précédente aventure du Concombre devient central dans un nouvel album; tel jeu de mot presque inexploité se découvre des potentialités inattendues que le féru de psychanalyse lacanienne et de narratologie structurale qu'est Mandryka développe avec un génie consommé de l'association d'idées et de la prolifération narrative.

On retrouve dans les «Clopinettes», dont la première édition datait de 1974, le sens inné du jeu de mot improbable qui a fait la réputation de Gotlib et ce dessin extraordinairement libre, dans sa simplicité, qui est la marque de fabrique de Mandryka. A-t-on d'ailleurs assez pris garde à tout ce en quoi ce trait anticipait celui que les dessinateurs de l'Association développeraient vingt ans plus tard? Davantage, finalement, que celui de Gotlib dont la sophistication, non toujours exempte de raideur, a toujours défié l'imitation.

Le lecteur d'aujourd'hui trouvera peut-être un peu décalé cet album, dont les fables absurdes et les jeux de mots anthologiques, toujours amenés par des affabulations incroyablement rocambolesques, tranchent avec tout un humour moderne à base de situations plus que de langage. Rien n'est en effet plus éloigné de notre réalité quotidienne et de notre goût pour les tranches de vie que ce pur album d'humour loufoque, témoin, à bien des égards, d'un esprit de liberté, pour ne pas dire d'insouciance, que l'on est peut-être en droit d'envier aux pionniers de la BD décomplexée. Et l'on peut se réjouir que le puritanisme moderne n'ait pas censuré la couverture qui représente, pour renvoyer au titre, des poissons… fumant des clopes.

Mais, comme disait tatie Glützenbäum, présentant son fameux thermomètre chinois, tout cela c'est déjà du Zgon degré!

«Clopinettes»,
Marcel Gotlib (textes), Nikita Mandryka (dessin), éd. Dargaud, 2011, Fr 33.60

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