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Comment Instagram a modifié nos habitudes de voyage

Avec son hashtag «travel», repris plus de 510 millions de fois, le réseau social a bouleversé les modes de consommation touristique des 18-35 ans. Enquête.

23 oct. 2020, 20:00
Suivis par plus de 4 millions d'abonnés sur leur compte Instagram, Nataly et Murad Osmann sont devenus célèbres pour leurs photos prises autour du monde (ici à Zhouzhuang, en Chine). 

«Les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magnifiques des villes inconnues...», écrivait Joseph Kessel, dans la Vallée des rubis. C’était en 1955. Aujourd’hui, quelques clics sur un smartphone suffiraient. Dans une étude internationale réalisée en avril 2018 par le site Expedia, deux tiers des 18-34 ans interrogés admettent être influencés par le réseau social pour leur choix de destination de vacances. L’«instagramabilité» d’un lieu serait même le principal critère, avant même les activités culturelles.

Un constat confirmé par la plateforme d’hébergements Booking, dont 32% de ses utilisateurs disent privilégier les établissements photogéniques (1). «Instagram a clairement changé la manière de voyager. Ce réseau social a amplifié ou même créé la désirabilité de certains sites», assène Eric La Bonnardière, fondateur de l’agence de voyages sur-mesure Evaneos. «Nous collaborons régulièrement avec des Instagrameurs et nous remarquons un lien direct entre leurs publications et l’intérêt de nos clients pour ces destinations. »

 

 «En bon cliché de ma génération, j’ai décidé de partir en road-trip dans les Pouilles, en Italie. Parce que j’avais vu sur Instagram que c’était joli. 
Charlotte Hervot

 

Dans son Guide de survie sur Instagram (éditions Arkhé), Charlotte Hervot raconte : «En bon cliché de ma génération, j’ai décidé de partir en road-trip dans les Pouilles, en Italie. Parce que j’avais vu sur Instagram que c’était joli.» Une manière de procéder encore inavouable il y a quelques années, largement démocratisée en 2020.

Passionnée de photographie, la jeune femme est séduite par les tons chauds des images publiées par les habitants de la région, les murs en pierre des vieilles villes de Lecce ou Ostuni, les vignes et les eaux cristallines. «Cela ne m’a pas empêché d’acheter Le Routard pour le côté informatif, mais Instagram est un complément qui ajoute une touche de rêve.»

Sandra Marx

Pour construire son itinéraire, Charlotte Hervot n’a eu qu’à suivre des comptes de locaux et à dénicher des bonnes adresses de hashtag en hashtag. «Quand je vois des connaissances, qui n’ont aucun lien entre elles, s’identifier dans le même hôtel en plein désert des Bardenas ou dans le même riad à Marrakech, je me doute que cela n’est pas une opération du Saint-Esprit», s’amuse-t-elle. Peut-être juste une opération marketing ?

La métamorphose esthétique des sites touristiques

Ces lieux ont tous une particularité commune: ils répondent aux standards diffusés par le réseau social. En 2018, le verbe «to Instagram» a fait son entrée dans le très sérieux dictionnaire américain Webster. «Ce mot ne veut pas dire grand-chose, mais il existe quand même certaines constantes qui garantissent le potentiel instagramable d’un site», constate Charlotte Hervot.

Pour une photo réussie, prenez une météo radieuse (il ne pleut jamais sur Instagram), une explosion de couleurs et un simulacre d’authenticité, «comme les petites mamies assises sur un tabouret dans la rue en Grèce».

Les hôtels et les restaurants se voient peu à peu remodelés selon les mêmes critères: des motifs graphiques, le célèbre Pantone «millennial pink», des textures brutes, une ambiance lumineuse avec des néons ou guirlandes style guinguette, des plantes et des fleurs séchées, des accessoires ludiques… Et le tour est joué.

Les établissements culturels n’échappent pas non plus à cette uniformisation galopante. Au Museum of Ice Cream, fondé en 2016 à San Francisco, aucune œuvre n’est accrochée sur les murs. Les personnages des tableaux, ce sont les visiteurs qui se photographient dans les décors aménagés: piscines à boules multicolores, balançoire, flamants roses géants… 

 

A Bruxelles, un Smile safari a ouvert le 1er août de cette année. dr

«Ces social factories ont pris les codes pêle-mêle pour les regrouper dans un seul lieu. Tout est conçu pour que les visiteurs passent du temps à l’intérieur et donnent à leurs followers envie de faire les mêmes photos», explique Charlotte Hervot. Ces usines à selfies se sont multipliées aux États-Unis, puis exportées en Europe, à Budapest, à Londres et bientôt à Bruxelles où un Smile safari a ouvert le 1er août.

Stratégie marketing ou miroir de la société

«Le vrai problème est l’utilisation du mot « musée » pour qualifier ces lieux qui n’ont pas pour objectif de valoriser des objets historiques et artistiques ou de les préserver», souligne Maëva Marie-Sainte, fondatrice du concept 1 jour 1 arrondissement. «Il n’y a aucune logique de transmission, on consomme la culture comme on achète n’importe quel service. C’est le symbole de la disneylandisation du tourisme.» 

«On consomme la culture comme on achète n’importe quel service. 
Maëva Marie-Sainte

Pour cette guide-conférencière, cette appellation ne serait qu’une stratégie marketing pour déculpabiliser le visiteur d'être uniquement dans une logique de divertissement. «Instagram pourrait avoir un impact très positif d’ouverture au monde et de valorisation du patrimoine en donnant accès à la culture au plus grand nombre. Ce n’est hélas pas encore le cas, je pense pourtant que cela devrait être la principale mission des institutions culturelles», conclut-elle.

L’escalier de la Victoire de Samothrace, au Louvre, fut le décor d’un clip de Beyoncé et de Jay-Z qui a totalisé plus de 20 millions vues. Résultat, on photographie l’escalier et la Victoire passe à la trappe. dr

Pour Hélène Gomez, guide-conférencière trilingue, Instagram n’est qu’un miroir grossissant de la société: «On a perdu toute la notion d’émotion et de contemplation avec l’instantanéité. Rares sont les touristes qui s’attardent sur les détails, ils ne se réjouissent que des lieux qu’ils ont vus sur les réseaux.» L’exemple le plus marquant: l’escalier de la Victoire de Samothrace, au Louvre, pièce maîtresse d’un clip de Beyoncé et de Jay-Z qui a totalisé plus de 20 millions de vues en seulement trois jours. «On se moquait des Japonais qui immortalisaient chaque minute de leur tour d’Europe il y a quelques années, mais ils étaient respectueux de l’art et des lieux. Aujourd’hui, on se prend en photo sur l’escalier, on poste le cliché et on ne regarde même pas l’œuvre», déplore-t-elle.

Même comportement à Rio de Janeiro, sur l'escalier du plasticien chilien Jorge Selarón dont la popularité a explosé après son apparition dans un clip de Snoop Dogg, massivement relayé sur les réseaux. 

«Tout est dans le paraître, on veut donner l'impression aux autres qu'on a un quotidien très riche, qu'on ne s'ennuie jamais, ajoute Hélène Gomez. On pourrait presque comparer ce besoin du XXIe siècle au travail des peintres hollandais comme Brueghel, qui représentait son quotidien dans ses tableaux miniatures.»

Instagram, catalyseur du tourisme de masse?

Dans un article publié dans Ouest-France le 17 juin 2018, le photographe Pierrick Bourgault déclare qu’«Instagram est devenu la cause et la conséquence du tourisme». La cause, car on décide de visiter un lieu en fonction de son image et la conséquence, car poster une photo revient à dire «j’y étais». C’est ainsi que des sites vus et revus sont pris d’assaut par des hordes de touristes, qui privilégient un aspect esthétique conforme à leurs attentes à la découverte de terrains méconnus.

Mais pour Damien Leloup et Morgane Tual, journalistes au Monde, Instagram est un «bouc émissaire commode». Difficile d’attribuer au seul réseau social les chiffres de fréquentation de la grande muraille de Chine ou du village italien de Portofino. «Le fait que Dalida lui ait consacré une chanson en 1959, devenue un tube, n’a par exemple pas aidé à le faire retomber dans l’oubli», notent-ils.

«Il faut bien garder à l’esprit qu’Instagram est un produit de son époque.
 Charlotte Hervot

«Il faut bien garder à l’esprit qu’Instagram est un produit de son époque, un amplificateur de la mondialisation parmi d’autres, complète Charlotte Hervot. Certaines personnes ont un agenda un peu plus souple grâce au télétravail, l’offre de vols low-cost est très diversifiée, les tarifs des hébergements entre particuliers plus faibles…

Il y a beaucoup d’interactions entre toutes ces entreprises.» Avec son service Look&Book, la compagnie EasyJet propose, à partir d’un simple post, de détecter l’endroit où a été prise la photo et de vendre à ses clients le vol le plus proche pour s’y rendre. Airbnb de son côté livre des astuces à ses hôtes pour améliorer leurs logements, loués sept fois plus rapidement avec une décoration «instagramable».

La fatigue s’installe

«J’ai quand même l’impression qu’on en revient un peu, admet l’auteure du Guide de survie sur Instagram. Cela fait 5/6 ans que l’on voit les mêmes lieux, que l’on fait les mêmes photos. Les gens qui postent beaucoup de stories fatiguent et peuvent, paradoxalement, passer pour des no life.» 

Charlotte Hervot encourage à revenir à l’essence même du réseau social: échanger avec des personnes aux quatre coins du globe, se laisser porter par de nouvelles façons de voyager, par des légendes rédigées avec soin…«Une fois sur place, il faudrait aussi (ré)apprendre à ne pas sortir son téléphone systématiquement et réfléchir avant de se géolocaliser.» L’organisation de protection de l’environnement WWF propose par exemple de remplacer la localisation par la mention «I protect nature» pour limiter l'impact du tourisme de masse sur les sites naturels.

Choquequirao est uun site plus confidentiel que le Machu Picchu au nord du Pérou. dr

«Nous avons remarqué que de plus en plus de voyageurs veulent dépasser cette tendance et privilégier l’expérience à la photo souvenir», confirme Eric La Bonnardière. Plutôt que d’aller visiter le Machu Picchu en jouant des coudes avec des milliers de touristes, ceux-là préféreraient Choquequirao, un site plus confidentiel au nord du Pérou. «Il y a une volonté de vivre des expériences humaines et de laisser plus de place à l’inconnu, à des rencontres susceptibles de générer des souvenirs uniques, se réjouit-il. C’est peut-être là où s’arrête Instagram et commence la création du vrai voyage. Hors des sentiers battus.»

 

Marine Sanclemente/le Figaro

(1) Étude réalisée en mai 2018, sur un panel de 19.000 voyageurs internationaux. Un tiers des voyageurs (32 %) révèlent qu'ils adorent séjourner dans un hébergement «instagrammable», ce pourcentage grimpant jusqu'à 63 % pour les voyageurs Indiens et 59 % pour les Chinois et les Brésiliens.

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