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"La fin d’une longue traque est souvent ressentie comme un soulagement"

Troisième épisode de notre feuilleton consacré à l'homme qui a escroqué l'Etat de Neuchâtel, son employeur, pendant 15 ans. Enquête exclusive.

05 mai 2017, 16:40
/ Màj. le 06 mai 2017 à 08:00
L'homme qui a volé quatre millions

A la mi-février 2017, on apprenait les malversations d'un fonctionnaire du Service des contributions qui avait détourné quatre millions de francs en quinze ans.

Dans un premier épisode, nous vous avons raconté comment ses collègues avaient appris cette affaire et avaient découvert, estomaqués, la face cachée de Jacques.

La deuxième partie de notre enquête revenait sur les coulisses des manipulations comptables opérées durant toutes ces années.

Ce troisième volet détaille le volet pénal de l'affaire avec l'enquête par le procureur général Pierre Aubert, les aveux de Jacques et la recherche des investissements effectués en Thaïlande.

Des aveux par e-mail

En ces premiers jours de février 2016, le procureur général neuchâtelois Pierre Aubert lance un mandat d’arrêt international pour tenter d’obtenir l’arrestation de Jacques. "Mais comme nous savions qu’il était dans un pays avec lequel la Suisse n’a pas de convention d’entraide judiciaire, nous n’avions pas beaucoup d’espoir d’obtenir son arrestation et son extradition", indique Pierre Aubert. 

Dessins: Nicolas Sjöstedt

Une fois découvertes les malversations de Jacques, le Conseil d’Etat a en effet déposé plainte pénale fin janvier, auprès du procureur général. Ce dernier pilote l’enquête pénale, parallèlement à l’enquête administrative menée par le chef du Contrôle cantonal des finances, Philippe Godet. 

L’infraction étant jugée «vraisemblable» le procureur général commence par bloquer les comptes connus de Jacques puis tente de trouver, auprès des établissements bancaires, d’autres comptes qui lui appartiendraient. Cette recherche s’étend même en France voisine car "il y avait la suspicion d’un compte ouvert chez nos voisins", explique Pierre Aubert. 

Cette démarche prend du temps car dès qu’une enquête pénale concerne l’étranger, la justice doit passer par une commission rogatoire internationale: "Nous avons déposé une demande en mars, remarque Pierre Aubert, et nous n’avons pas eu de réponse avant septembre! Il n’y avait plus, à ce moment, d’urgence particulière." 

Pierre Aubert recherche d’autres biens appartenant à Jacques. Son appartement, mis en location pour s’établir en Thaïlande, est ainsi mis sous séquestre. Et comme il a peu d’espoir d’obtenir l’arrestation de Jacques, il tente donc de prendre directement contact avec lui: "Son adresse exacte n’était pas très sûre, mais nous avions une adresse électronique. Je lui ai donc envoyé un message… et il a assez rapidement répondu."


Une fuite en avant

Dans sa réponse, Jacques reconnait immédiatement les faits qui lui sont reprochés et annonce dans la foulée qu’il est prêt à se rendre à la justice neuchâteloise. Visiblement, et plusieurs témoignages vont dans ce sens, le message du procureur neuchâtelois lui a offert l’occasion de mettre fin à une sorte de fuite en avant de plus de quinze ans.

"Il est fréquent que la fin d’une longue traque soit ressentie comme un soulagement", relate Pierre Aubert. Depuis des années, Jacques s’attendait à une arrestation imminente, mais il ne pouvait pas arrêter la spirale infernale des manipulations comptables dans laquellle il s’était enfermé. Mais pourquoi avoir pris autant de risques? Selon le procureur, "la crainte de la solitude fait aussi partie des facteurs psychologiques qui peuvent pousser à enfreindre la loi, au moins autant que le simple appât du gain". 

Jacques s’était en effet marié deux fois à des Thaïlandaises. Sa seconde épouse, dont la famille a bénéficié des largesses du fonctionnaire neuchâtelois, avait un emploi salarié régulier à la Chaux-de-Fonds, avant de s’installer en Thaïlande avec Jacques fin 2015. Restée dans son pays, elle est toujours en contact avec son mari. 

Aujourd’hui encore, elle ne comprend pas pourquoi il lui a toujours affirmé être très fortuné. Elle affirme qu’elle ne l’a jamais sollicité pour des versements à sa famille ou à elle-même. Dans le courant du printemps 2016, peu après son échange de messages électroniques avec Pierre Aubert, Jacques reprend donc un avion pour la Suisse. 

Arrivé en Suisse le vendredi, il passe le week-end avec des proches avant de se présenter le lundi matin, libre, au rendez-vous fixé par le procureur général. A l’issue de cette audience, son arrestation provisoire est prononcée.


Investissements

Le procureur général auditionne Jacques durant plusieurs heures. Pour vérifier les découvertes de l’enquête administrative sur le fonctionnement de la manipulation bien sûr, mais aussi pour tenter d’éclairer ses motivations. Et pour essayer de voir s’il est possible de récupérer quelque chose en Thaïlande des investissements effectués par la belle-famille de Jacques.

"Je trouve tout à fait vraisemblable la version des faits qu’il m’a présentée, indique Pierre Aubert. Elle me semble correspondre à sa personnalité, du moins telle que j’ai pu la cerner. Parfois, on comprend mal les motivations des gens que nous interrogeons mais, dans ce cas, je n’ai pas de peine à privilégier un facteur psychologique par rapport à un simple désir matériel."

La belle-famille de Jacques, issue des bidonvilles de Bangkok, vivait dans une grande précarité. L’argent détourné par le fonctionnaire neuchâtelois leur a servi à s’installer dans sa région d’origine, au nord de la Thaïlande. Jacques semble avoir financé la construction de plusieurs maisons pour les membres de cette famille. On évoque aussi des investissements malheureux dans diverses activités commerciales. "Il est dans l’ordre des choses que l’argent facilement gagné soit facilement dépensé", relève le procureur.


Enquête à Bangkok?

Si la Suisse n’a pas d’accord d’entraide judiciaire avec la Thaïlande, la possibilité d’obtenir des informations policières sur place n’est cependant pas exclue. La justice neuchâteloise tente donc actuellement d’y envoyer deux agents de la police pour une semaine. 

"Ce n’est pas pour faire du tourisme, prévient Pierre Aubert. Mais pour étudier les mouvements financiers en Thaïlande et voir s’il est possible de récupérer quelque chose." La procédure pour une telle opération est cependant des plus complexes et le procureur général neuchâtelois reconnaît qu’il n’est pas sûr qu’elle aboutisse: "Nous avons envoyé notre demande l’automne dernier à l’Office fédéral de la justice qui est chargé de la transmettre, via les canaux diplomatiques et après l’avoir traduite en thaï, au ministère public thaïlandais. Pour l’heure, nous savons simplement, que notre demande est arrivée le 2 mars. Et nous attendons la réponse."

Envoyer des policiers neuchâtelois à l’étranger est rare, cela n'arrive qu'une ou deux fois par année en moyenne. Et la plupart du temps, ça concerne des pays voisins. "Mais même en Europe, les procédures sont compliquées et n’aboutissent pas toujours. Donc, vous pensez, en Thaïlande…"

Pierre Aubert se donne jusqu’à la fin du printemps pour savoir s’il peut envoyer deux limiers à Bangkok. "Je ne peux pas retarder le bouclement de l’enquête. L’accusé a le droit d'être fixé sur son sort, lui qui est en préventive depuis plus d’une année, en exécution anticipée de peine."

Ce qui est reproché juridiquement à Jacques est la gestion déloyale et l’utilisation frauduleuse d’un ordinateur. Des faits passibles d’une peine de dix ans de prison au maximum. 

Mais Pierre Aubert ne cache pas qu’il est possible que cette affaire aboutisse à une procédure simplifiée, ce qui suppose une peine maximale de cinq ans de prison. Dans ce cas-là, l’audience au tribunal serait réduite, le prévenu devant simplement indiquer qu’il accepte les conclusions du procureur. Prochain épisode prévu dans quelques mois.

Affaire à suivre. 

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