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«Sel mâle» sacrifié à la modernité

30 déc. 2008, 08:59

La nouvelle n'a pas fait la une des gazettes. Elle est pourtant de poids. Il y a peu, les Soussou des côtes de Guinée ont sacrifié leur «sel mâle» sur l'autel de la modernité.

Ces communautés produisent deux genres de sel. Un sel qu'ils nomment «sel femelle» en tous points identique à celui que l'on trouve dans nos cuisines et sur nos routes en hiver. C'est un aliment. Il est produit par évaporation d'une saumure versée dans de larges bacs métalliques posés sur des foyers alimentés en bois de palétuviers. Trois kilos de bois sont nécessaires pour produire un kilo de sel. Pendant la cuisson, quelque temps avant l'apparition des premiers cristaux, au fond du bac, les femmes prélèvent un peu de cette saumure, qu'elles versent le long d'une tige de palétuvier. Elles façonnent ainsi, au fil des jours, une lourde stalactite d'un sel d'un autre genre: le «sel mâle». C'est un médicament. Il favorise la fécondité des femmes et celle des hommes.

Cet abandon d'une technique ancestrale, au profit d'une autre plus innovante, soulève une question centrale dans les mondes de l'entreprise: celle de la formalisation du savoir-faire et des connaissances qui fondent les métiers. Non pas celles qui renvoient aux tâches prescrites, telles qu'elles seraient pensées par un bureau des méthodes, mais bien celles qui ont trait à l'activité des individus, à ce qu'au quotidien, dans l'entreprise, ils mettent en œuvre pour atteindre leur but.

On a beau dire, les décalages sont là, systématiques, entre ces protocoles, ces «presque liturgies» qu'on nous demande de respecter et ce que l'on en fait concrètement. Posez-vous un instant. Faites en l'expérience. Nous prêcherons alors à des convaincus. Ces tours de mains, ces partitions silencieuses et primordiales, disparaissent souvent avec leur géniteur. Elles sont pourtant l'âme, l'«ADN» véritable. Elles valent plus que de longs discours, plus que des traditions réinventées. Les entreprises horlogères le savent bien qui parfois n'hésitent pas à renouer le fil avec les anciens, pour leurs manières de faire qu'aucun automatisme ne saurait remplacer. Et l'on a beau conserver les outils du passé, les pièces de rechanges. Ils ne sont rien sans le geste, les compétences d'une vie, acquises au fil du temps.

Au-delà de l'incroyable intérêt que peuvent avoir ces savoirs pour l'avenir d'une entreprise, sa «durabilité», ils sont plus importants encore pour ceux qui les détiennent et qui peut-être un jour devront envisager, volontairement ou non, leur reconversion.

En Guinée, l'accroissement rapide du nombre de producteurs de sel a nécessité d'anticiper la déforestation en concevant une alternative solaire en matière de saliculture. A la demande des saliculteurs, en nous appuyant sur le savoir-faire local, l'innovation est née d'une «éducation croisée». Près de 3000 personnes en bénéficient aujourd'hui. Plus de bois de feu. Plus de saumure chaude et par conséquent… plus de «sel mâle». Seuls le soleil et le vent accouchent de cet or blanc.

Les Soussou ont donc choisi. Mais cette technique et ses savoirs sont bien gardés. Leur formalisation par les populations et l'ethnologue en garantit la continuité. Assurance sur la mémoire, elle nous rassure sur notre humanité.

philippe.geslin@he-arc.ch

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