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Jacques se précipite à Bangkok car les contrôles se multiplient

Deuxième épisode de notre feuilleton consacré à l'homme qui a escroqué l'Etat de Neuchâtel, son employeur, pendant 15 ans. Enquête exclusive.

28 avr. 2017, 15:05
/ Màj. le 02 mai 2017 à 10:41
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A la mi-février 2017, on apprenait les malversations d'un fonctionnaire du Service des contributions qui avait détourné quatre millions de francs en quinze ans.

La semaine dernière, nous vous avons raconté comment ses collègues avaient appris cette affaire et avaient découvert, estomaqués, la face cachée de Jacques.

Aujourd'hui, deuxième partie de notre enquête sur les coulisses des manipulations comptables.

Finir en beauté

En cette fin d’année 2015, Jacques se prépare pour s'installer définitivement en Thaïlande, le pays de sa femme. Dans les mois qui ont précédé, il a demandé à bénéficier d'une retraite anticipée. Si ses collègues pensaient bien qu'il quitterait probablement le service avant l'âge officiel de la retraite, ils sont quand même surpris qu'il décide finalement de partir aussi rapidement. Probablement a-t-il senti que la situation devenait compliquée, les contrôles commençant à être plus poussés et plus systématiques. Bref, il était temps de passer à autre chose et de s'éloigner.

Dessins: Nicolas Sjöstedt

Au sein du service, tout le monde est un peu ennuyé car, avec les compétences qu'il est seul à maîtriser, ce départ précipité provoque des problèmes d'organisation: il est difficile de lui trouver un remplaçant dans un délai aussi bref. De son côté, Jacques profite de ces dernières semaines pour préparer quelques ultimes opérations différées qui doivent se concrétiser en janvier, puis en février, après son départ.

Alors que la plupart des versements qu'il s'était octroyés durant une quinzaine d'années portaient sur plusieurs milliers de francs, les derniers prévus sont d'un tout autre niveau: on parle d'un montant total de plus de 100'000 francs. Visiblement, Jacques souhaite finir en beauté.

Mais en sein du service, personne ne se doute de quoi que ce soit et on lui demande de procéder, dans les premières semaines de 2016, aux opérations de bouclement des comptes de l'année précédente. On lui laisse donc l'accès au système informatique pour qu'il puisse travailler depuis la Thaïlande.


La découverte

En janvier, pendant que Jacques s'installe au nord de Bangkok, les paiements différés qu'il a préparés avant son départ suivent leur cheminement. Le Service financier doit valider les restitutions d'impôt préparées par le Service des contributions.

Ce jour-là, une employée jette un oeil aux milliers de paiements en attente. Et elle constate que trois d'entre eux sont destinés à Jacques. Elle le connait et elle sait qu'il vient de partir à la retraite. Ce qui attire son attention. 

Si le Service financier ne peut contrôler les 5000 paiements qui interviennent chaque mois pour plus de 10 millions de francs, il jette quand même un oeil dessus. La fonctionnaire avertit alors sa hiérarchie de sa découverte et celle-ci constate rapidement qu'il y a un problème.

La fraude est détectée. L'information remonte directement au chef du Département des finances, Laurent Kurth. La procédure est lancée et le Contrôle cantonal des finances (CCFi) se met à la tâche.


L'enquête commence

Avec le Service financier et le Service des contributions, le chef du CCFi, Philippe Godet remonte dans le temps pour estimer l'ampleur de la fraude. "Assez rapidement, indique-t-il, nous nous sommes rendus compte que la fraude portait sur plusieurs années. Tout d'abord en vérifiant les versements effectués vers des comptes au nom de Jacques qui nous étaient connus. Puis, on a pu établir qu'il y avait aussi d'autres comptes, dont un avec un autre nom, qui étaient concernés."

Comment Jacques pouvait-il modifier les coordonnées bancaires. En remplissant sa déclaration d'impôt, le contribuable indique les siennes pour qu'on lui rende l'argent versé en trop. "Mais il y a parfois des erreurs dans les chiffres indiqués, explique le chef du CCFi. Et donc un gros travail de correction. Il est courant de modifier ces coordonnées."

Jacques a profité de cette procédure. Ses premières opérations ne mentionnaient pas son nom mais celui d'autres contribuables. Jusqu'au milieu des années 2000, les banques ou La Poste permettaient d'effectuer des virements sur un compte avec un nom de correspondant pas à celui du titulaire. Désormais, les établissements financiers vérifient la concordance.

"Au début, on pensait que la fraude atteignait moins d'un million de francs, mais après quelques jours, on a vu que c'était plus important", note le chef du CCFi. En fin de compte, le montant détourné s'élève à quatre millions de francs, selon les informations publiés en février dernier par le Ministère public.

Laurent Kurth avertit ses collègues du Conseil d'Etat. Une plainte pénale est déposée fin janvier. Dans la foulée, le gouvernement confie l'enquête administrative au CCFi. "Une première depuis mon arrivée à sa tête en 2012", ajoute Philippe Godet.


Peu de traces

Philippe Godet approfondit ses investigations : "Le but était de définir le mode opératoire, de comprendre comment il avait pu effectuer toutes ces opérations sans se faire attraper." 

Jacques, on l'a vu, profitait de remboursements prévus pour des contribuables pour en faire d'autres, du même montant, qui lui étaient destinés. Au début, ces versements frauduleux étaient immédiats, puis après l'an 2000, il a modifié son mode opératoire, en les décalant d'un ou deux mois pour ne pas se faire repérer. Et il a agi seul: l'enquête pénale a confirmé qu'il n'a pas bénéficié de complicité au sein du service.

Par ailleurs, Jacques veillait à ne pas laisser de traces de ses manipulations pour cacher l'ampleur de ses fraudes, "Il ne devait pas y avoir de différence entre le système informatique du Service des contributions et celui de la comptabilité de l'Etat."

Les manipulations de Jacques n'étaient pas très complexes techniquement. Mais cela suffisait: "Elles apparaissaient comme des opérations normales, remarque Philippe Godet. Il n'y avait pas de signaux d'alarme et malgré tous les contrôles que nous faisons, nous ne pouvions pas détecter ces manipulations. C'est comme s'il avait eu accès aux caméras de surveillance et aux clés du coffre." D'autant qu'il était le seul à maîtriser un certain nombre de tâches au sein du service. 

Durant les derniers mois de 2015, de nouveaux contrôles sont mis en place. Jacques est contrarié, voire inquiet. Il semble en tout cas que cela précipite son installation définitive dans la maison qu'il s'est fait construire en Thaïlande.

A lire, le troisième épisode : "La fin d’une longue traque est souvent ressentie comme un soulagement"

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