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Erdogan divise aussi dans le canton de Neuchâtel

Pour ou contre Erdogan? C'est la question que nous avons posée à plusieurs Turcs du canton de Neuchâtel. Nous avons choisi trois contre et deux pour, ce qui reflète en partie l'issue du référendum chez la diaspora turque de Suisse. Analyse et témoignages.

26 avr. 2017, 10:46
/ Màj. le 26 avr. 2017 à 17:32
Manifestation contre le président turc Recep Tayyip Erdogan, samedi 25 mars 2017 à Berne.

Le 16 avril, la Turquie a accepté du bout des lèvres – le "oui" est encore contesté – de renforcer considérablement les pouvoirs du président Recep Tayyip Erdogan. La diaspora turque de Suisse a, elle, refusé ce référendum, à 62% des voix.

Nous sommes allés à la rencontre de plusieurs Turcs du canton de Neuchâtel pour mieux comprendre. Nous vous proposons l’analyse d’un sociologue de l’Université de Neuchâtel, ainsi que cinq témoignages.

>> A lire aussi: "Turquie: des milliers de personnes manifestent à Istanbul pour contester le résultat du référendum"

Ibrahim Soysüren, sociologue: "Il n’y a plus de sécurité juridique en Turquie"

Post-doctorant à l’Université de Neuchâtel, Ibrahim Soysüren a développé une sociologie comparative de l’expulsion des étrangers en Suisse, en France et en Turquie.

La Suisse, terre d'asile

Il explique le "non" de la diaspora turque de Suisse – "on ne peut pas parler d’une véritable communauté turque de Suisse" – par une immigration plus différenciée, moins économique que chez les pays voisins.

"La Suisse n’a jamais passé d’accords bilatéraux de main d’œuvre avec la Turquie, par exemple. La Suisse, pays en périphérie de la migration, est aussi moins touchée par les organisations pro-gouvernementales turques. Au contraire, en tant que terre d’asile, elle est marquée plus qu’ailleurs par les mouvements kurdes et la gauche anti-gouvernementale."

Inventivité et esprit d’innovation

Le sociologue comprend le résultat plus serré qu’attendu du référendum en Turquie par le fait que "les villes et les milieux plus formés et plus aisés ont commencé à se détourner d’Erdogan".

Le président turc "a de la peine à percer en particulier chez cette jeune génération plus formée, assez urbaine, qui veut profiter des fruits de la mondialisation, et a donc du mal à accepter la figure du leader maximo et sa vision uniforme du monde.

Ces jeunes maîtrisent les outils informatiques et les réseaux sociaux de façon autonome. Comme d’autres, ils ont fait preuve d’inventivité et d’esprit d’innovation durant la campagne pour contourner la répression. Une chaîne TV appelée Hayir TV (‘hayir’ signifie ‘non’ en turc) s’est créée sur internet.

Les discussions informelles se sont multipliées, on a fait du porte-à-porte. A la sortie du travail, les gens formaient avec leur corps un symbole du refus qu’ils photographiaient pour le poster sur les réseaux sociaux. Le langage est utilisé de façon détournée pour faire passer le message, avec humour ou de manière suggestive."

>> A lire aussi: "Référendum en Turquie: les Turcs de Suisse ont dit non"

En prison

Pour Ibrahim Soysüren, "il n’y a plus de sécurité juridique en Turquie". L’universitaire qu’il est en sait quelque chose. La déclaration pour la paix des universitaires exigeant la fin du conflit kurde  a déclenché une vague de licenciements.

"Je ne l’ai pas signée. Il n’y avait que quelques centaines de signatures quand je l’ai eue en mains et je me suis dit: ‘Un texte de plus qui ne sera pas pris en considération...’ Erreur... Près de 5'000 personnes ont été virées des universités et presque tous les signataires ont été touchés!

Aujourd’hui, la règle peut donc changer du jour au lendemain en Turquie. Certains ont été envoyés en prison, d’autres ont l’interdiction de sortir du pays. Nous voulions faire appel à certains de ces universitaires pour un colloque et ces personnes n’ont donc pas pu venir."

Une femme devant l'Université d'Istanbul, au lendemain des heurts de juillet en 2016. Photos: Keystone

Ils témoignent

Tous les témoignages suivants vous sont proposés sous le couvert de l’anonymat, par crainte de représailles ou pour une "question d’image". Ces personnes, qui représentent une part de l’extraordinaire diversité de la Turquie, racontent leur vérité.

>> A lire aussi: "Turquie: les conséquences du référendum en quatre points"

Une syndicaliste des Montagnes active sur le plan politique: "Evolution dramatique"

"Sans mon père, sans identité et dans la pauvreté, j’ai grandi en Turquie avec le sentiment de l’injustice. Arriver dans le canton de Neuchâtel était une chance. J’avais 15 ans. J’ai étudié le droit puis la science politique et je me suis engagée très tôt dans les milieux associatifs. Je n’ai pas la nationalité turque, je ne me sens pas redevable envers la Turquie.

Dans mon village, à l’école, on m’a enseigné une fausse histoire. La Turquie n’est pas un pays juste. Aujourd’hui, il est au bord de la guerre civile. Les changements actuels sont dramatiques, on parle du peuple et plus du tout des minorités, les prochaines victimes seront les Kurdes et les Alévis (réd: voir photo ci-desous), sous prétexte de lutter contre le terrorisme.

Erdogan a la folie des grandeurs. Son arrogance envers l’Europe redonne de la fierté à beaucoup, notamment aux exilés aux prises avec des politiques d’intégration déficientes. Et au pays, la propagande incessante – par exemple la dérive islamiste – abrutit la population. Mais la communauté internationale reste passive, l’Europe a besoin du tampon turc pour freiner l’immigration."

Rassemblement d'Alévis à Ankara en 2008, afin de réclamer l'égalité religieuse. Photo: Keystone


Un jeune restaurateur dans les Montagnes: "Je suis pour Erdogan"

"Je suis arrivé en Suisse à l’âge de 11 ans avec ma famille. En Turquie, c’était la crise économique. Je manque d’expérience en politique, mais j’écoute ce que disent les clients.

Aujourd’hui, ici au restaurant, c’est trois contre trois. Moi je suis pour Erdogan. Il y a de la désinformation de la part des médias turcs et européens. Ils savent tout de suite où aller, sur la place Taksim (réd: voir carte). Grâce à Erdogan, la Turquie a des routes, des universités, des réseaux sociaux, des hôpitaux. Les opérations chirurgicales sont gratuites en Turquie.

Un autre exemple: l’Etat donne 2000 euros à un petit paysan pour faire vacciner ses quinze vaches. Il paraît qu’il y a bientôt une voiture turque qui va sortir.

La question des libertés? Il y a une liberté de croyance en Turquie. Il ne faut pas oublier que sur 79 millions d’habitants, il y a une immense majorité de musulmans. Retourner en Turquie? La situation économique s’est améliorée, mais on ne sait pas ce que nous réserve la vie... J’ai tous mes amis ici."


Un ouvrier chaux-de-fonnier bientôt à la retraite: "Aucun droit n'est garanti"

"Je suis arrivé à Neuchâtel en 1985 comme réfugié politique et j’y ai fondé une famille. La Suisse, c’était un hasard, j’ai juste voulu rester en vie et protéger mes racines et mes convictions politiques.

J’étais membre du Parti communiste révolutionnaire de Turquie et ma tête était mise à prix. J’ai perdu beaucoup d’amis. Quand je retourne en Turquie, j’évite certains endroits. Je reste en contact très étroit avec des camarades toujours actifs au pays dans la société civile.

Aujourd’hui, la Turquie est divisée en deux et la situation est très préoccupante. La position d’Erdogan est fragilisée, il ne peut pas prétendre diriger un pays à lui tout seul avec 50% des voix. Il ne pourra pas continuer à tenir la même politique intérieure et extérieure dans le contexte économique actuel.

Le vrai taux de chômage en Turquie doit tourner autour de 20% (réd: voir photo ci-dessous). Aujourd’hui, plus que dans les années 80, c’est dangereux d’ouvrir la bouche en Turquie. Aucun droit ne semble inaliénable. Tout est imprévisible. A l’époque, on savait comment esquiver la menace du pouvoir."

Des chômeurs, assis aux pieds d'une statue d'Atatürk, en mars dernier à Ankara. Photo: Keystone


Un responsable de production dans l'une des grandes entreprises du canton: "L'homme providentiel"

"Kurde musulman, je suis arrivé ici à l’âge de 7 ans. Aujourd’hui, je suis marié et j’ai fondé une famille. J’œuvre à Neuchâtel pour l’intégration des Turcs dans le canton, qui propose notamment des cours d’arabe et des cours sur les islams, mais aussi sur la culture et les institutions suisses.

Erdogan, c’est l’homme providentiel. Il a redressé l’économie en attirant les capitaux étrangers et en investissant massivement dans les infrastructures. En 2023, pour les 100 ans de l’indépendance, la Turquie devrait rentrer dans le Top 10 des plus grandes économies mondiales.

La Turquie, c’est aussi 80 millions d’habitants dans une zone géographique brûlante. Avec le parlement, ça n’avance pas. Le référendum est donc une bonne chose. Les centaines de journalistes arrêtés? A mon avis, ils ont tous un lien avec le terrorisme. Il n’y a pas seulement le PKK. Fethullah Gülen (voir photo ci-dessous) est plus dangereux encore. Erdogan doit faire face à tous ceux qui veulent détruire le pays."

L'imam turc Fethullah Gülen est l'inspirateur du mouvement Gülen. Photo: Keystone


Un patron de magasin situé sur le Littoral: "Un manipulateur"

"Je suis arrivé dans le canton à 12 ans grâce au regroupement familial. Mon père était réfugié politique. J’ai toujours été très attaché à mon indépendance, et vivre en Suisse m’a ouvert l’esprit.

J’ai aussi aidé beaucoup de gens à leur arrivée en Suisse et j’ai fini par arrêter de les juger en fonction de leur opinion. Ce qui ne m’empêche pas d’être lucide: Erdogan profite de l’ignorance, notamment à la campagne, pour jouer sur les peurs fondamentales. Si le chef du village dit «oui» au référendum, alors il faut dire 'oui'...

En comparaison d’Atatürk, père de la Turquie moderne et fondateur de la République (réd: voir photo ci-dessous), Erdogan n’est qu’un manipulateur dont le règne passera. Il a été soutenu par des forces invisibles, par les impérialistes. Erdogan a perdu des plumes, mais il rêve toujours à la grandeur de l’empire ottoman.

Quand il dit à ses compatriotes de l’étranger: 'Les Européens vous exploitent', en fait c’est lui qui exploite le sentiment de malaise que les émigrés peuvent nourrir à l’endroit de leur pays d’accueil."

Mustafa Kemal Ataturk et Recep Tayyip Erdogan, côte à côte lors d'un discours de l'actuel président à Rize, début avril. Photo: Keystone.

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